Accueil Transition Social & éthique Et si… nous parlions tous la même langue ?

Et si… nous parlions tous la même langue ?

30 mars 2050

L'actuariel 36

Social & éthique

Alors que l’anglicisation du français est en marche depuis des décennies, le globish a fini par le supplanter définitivement. à tel point que les chercheurs ne parviennent plus à présenter leurs connaissances dans leur langue maternelle et à partager leur pensée.

Comme toutes les nuits depuis une semaine, Ava Pagès se tourne et se retourne dans son lit. Au plafond, la projection O’clock de son assistant virtuel indique 30 mars 2050, 4 h 12. En théorie, il lui reste 3 h 30 de sommeil. Lorsqu’elle repense à l’incident de la semaine dernière, il lui est impossible de fermer l’œil. La matinée qui suit s’annonce chargée. La directrice de recherche au Socioéco Lab de Sciences Po est invitée au prestigieux colloque annuel de Paris Dauphine, cette année sur le thème « How the company copes with new climate data ». Elle y exposera son expertise de socio-économiste sur le multiculturalism et le risk management face à un aréopage de personnalités. Contrairement à la semaine dernière, elle espère cette fois se confronter à des débats nourris, en rapport avec son travail.

Si elle ne l’avouera jamais à ses collègues, rédiger sa contribution en globish lui demande toujours un effort. Elle a peiné sur la formulation d’un de ses concepts, la langue en tant qu’« espace commun », pour nommer les défis climatiques auxquels les membres d’une même équipe sont confrontés, alors qu’ils viennent de cultures différentes. Son assistant virtuel Trado s’entêtait à lui proposer « common area ». Ce n’était pas faux, mais réducteur par rapport à la complexité sous-tendue par la notion telle qu’elle la percevait. Alors, étant donné que la publication de ses recherches et les débats qui suivront se feront uniquement en globish, la précision des termes est un enjeu de taille. Du fond de son lit, Ava fulmine. Ce bloody language continue à lui poser problème, même après vingt ans de pratique quotidienne, alors même qu’elle travaille quasiment only in globish, qu’elle a épousé un anglophone native et que leurs fils, inscrits tous deux dans une école publique français-globish, sont complètement fluent !

Voilà plus d’un siècle que l’anglais a assis sa place en Europe et dans le monde, au lendemain de la victoire des Américains et de leurs alliés à l’Ouest à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, tandis que l’Europe panse ses plaies, les États-Unis imposent leur langue à travers le commerce international. Ils exportent leur culture via le cinéma, la télévision et la musique. Ce soft power ancre largement l’univers anglo-saxon comme une référence familière aux populations européennes. Les débuts du XXIe siècle donnent un second souffle au phénomène, l’essor des nouvelles technologies, l’arrivée d’Internet et la mondialisation des échanges s’effectuant en langue anglaise sous la bannière du libre-échange et de ses entreprises emblématiques, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). En 2020, si l’anglais est la troisième langue parlée au monde en locuteurs – le mandarin (chinois) et l’espagnol se classant respectivement premier et deuxième –, elle est la première des deuxièmes langues, et considérée comme la plus influente au monde. Malgré le Brexit en janvier 2020, cette prééminence perdure en Europe. L’anglais n’est plus la langue officielle d’aucun des 23 pays membres restants mais, à l’époque déjà, 80 % des documents internes de l’Union européenne sont exclusivement rédigés en anglais par souci de rapidité. Dès 2022, le Conseil de l’Europe vote à l’unanimité pour son maintien comme « langue de travail et de débat, ou lingua franca » au sein des instances de l’Union. Parallèlement, un resserrement du nombre de langues parlées dans le monde et la disparition de certaines, comme l’islandais, sont constatés. Les experts estiment que, sur les quelque 7 000 langues pratiquées au début du siècle, près de la moitié auront disparu d’ici à 2100, engloutissant des savoirs ancestraux dans l’indifférence générale. Dans l’Hexagone, le français n’est pas menacé dans son usage privé. Dans l’espace public, il a été supplanté par le globish. La loi Toubon de 1994, qui prévoyait l’emploi du français dans les différentes circonstances de la vie sociale telles que la consommation, la publicité, l’enseignement ou encore la recherche, est ignorée, dans la plupart des cas.

C’est particulièrement vrai dans le monde du travail. Au début des années 2030, Ava a passé de longs mois en entreprise pour sa thèse, initialement baptisée « Coûts cachés et coûts apparents de la gestion du risque : trois cas en contexte mondialisé ». La jeune thésarde a pu observer au quotidien l’évolution de la pratique du globish, cette version simplifiée de l’anglais en 1 500 mots, comme langue véhiculaire, c’est-à-dire de communication, entre collaborateurs de nationalités différentes. Elle se souvient de ce meeting, à ses débuts, dans une grande firm où le bouillant chef d’une équipe de commerciaux avait refusé de faire appel à un interprète, arguant du fait qu’il se « débrouillait » en anglais. Un cafouillage mémorable s’en était suivi, tandis qu’il passait en revue les résultats des teams par pays. « Turkey is OK, ils sont à l’objectif. Germany is not so bad. But Spain… Comment dit-on traîner un boulet, Jean-Marc ? » Quelques années plus tard, la chercheuse a pu observer l’arrivée de nouvelles générations et noter l’élévation générale du niveau d’anglais. Avec le temps, les juniors prennent plus facilement la parole en confcall ou en meeting. C’est à eux que les seniors confient les présentations lorsqu’elles se font en globish. L’Université française a suivi le mouvement de l’anglicisation, engagée, des décennies auparavant, par les pays du nord de l’Europe. Dès 2013, pour la première fois, la loi Fioraso autorise les cours en langues étrangères dans le cadre de certains programmes internationaux. Dans le sillage des grandes écoles, entrées dans une logique de compétition au niveau international, l’enseignement supérieur prend acte de l’importance de la maîtrise de l’anglais pour ses étudiants. Dès 2020, l’Agence Campus France compte près de 1 500 formations dispensées en anglais, une majorité au niveau du master, dans les grandes écoles d’ingénieurs, de commerce, les instituts d’études politiques mais aussi bon nombre d’universités. Le mouvement s’accélère les décennies suivantes. L’anglais devient la langue d’enseignement principale dans les disciplines dites de sciences « pures ». En 2042, cependant, une enquête montre une baisse du niveau académique global en France, qui alarme le ministère de l’Enseignement supérieur. En 2045, le ministre Ulysse Giordano lance un groupe de réflexion composé de 70 « sages » du monde universitaire et économique sur l’avenir de l’Université. Mais, entre les partisans d’un renforcement du français pour en garder la valeur d’usage scientifique et les tenants d’une intensification pragmatique de l’enseignement en anglais, la bataille fait rage. Maintes fois reportées, les propositions du groupe sont attendues pour mai 2050.

Comme la plupart des chercheurs de sa génération, Ava, née en 2005, n’a jamais remis en question la prééminence du globish. En 2035, quand elle achève sa thèse, elle pense néanmoins la rédiger en français. Le globish est certes incontournable dans le domaine des sciences réputées exactes, comme les mathématiques ou la physique. Mais, en sciences humaines et sociales (SHS), il semble à Ava que son travail s’inscrit dans une tradition dont les figures tutélaires, Thomas Piketty, Esther Duflo et d’autres intellectuels du patrimoine national mondialement connus, peuvent autoriser un emploi ponctuel du français. Erreur, lui répond son directeur de thèse. Si elle veut avoir un avenir dans la discipline, en université ou en recherche, il est indispensable que son audience dépasse les frontières de la France. « Publish in globish or perish in french ! lui rappelle-t-il. Les chercheurs qui publient surtout en français publient moins et sont moins cités que les autres. » Pour soumettre régulièrement des articles aux principales revues reconnues dans le monde, il faut communiquer dans la lingua franca de la recherche : le globish. Et bien qu’en SHS il existe encore quelques titres réputés en français, comme Sociologies, les revues les plus prestigieuses, la Socio-economic Review d’Oxford ou l’American Sociologic Review paraissent en globish. Ava se plie sans broncher et prend l’habitude de conceptualiser ses termes en globish. Bien lui en prend, la pratique du globish est désormais une condition sine qua non pour être repéré par les centres de recherche de premier plan en France. Dès 2016, le CNRS recrutait déjà plus de 30 % de chercheurs étrangers, dont la moitié hors Europe. La tendance croît au cours des décennies suivantes, le réseau international faisant partie des abilities recherchées au même titre que l’excellence académique.

Si la jeunesse intellectuelle tranche massivement en faveur de ce choix linguistique, de rares voix discordantes se font entendre, chez les plus âgés. Ceux-ci citent volontiers la philosophe Barbara Cassin et son discours de réception sous la Coupole, en octobre 2019. L’académicienne s’était prononcée à la fois contre cette « non-langue de pure communication qu’est le global English, dont les principales œuvres sont les dossiers de demande de subvention » et contre une vision nationaliste de la langue française, considérée comme naturellement supérieure et universaliste. Dans les années 2030, un très petit nombre de chercheurs clament l’importance du plurilinguisme et persistent à publier en français. Ils évoquent la nécessité de leur langue maternelle pour affiner leur pensée, expriment leur réticence vis-à-vis d’une conception uniquement anglo-saxonne de la science et soutiennent l’indispensable défense de l’aire francophone. Dans le même temps, les défenseurs les plus ardents de la langue française se retrouvent sous le feu des projecteurs à l’occasion du débat sur la réforme de l’orthographe de 2045. Sa mesure phare – enlever les « e » à la fin des mots en « isme » – soulève l’indignation de l’association Courriel et de l’Académie de la carpette anglaise, qui y voient une « nouvelle victoire de l’impérialisme anglicisant ». À cette occasion, l’une de ses membres, l’essayiste Natacha Polony, poste sur les réseaux sociaux des photos du livre de Georges Perec La Disparition, roman écrit entièrement sans la lettre « e », assorties du message suivant : « 2045 : le gouvernement a osé ! » Ces indignations rencontrent peu d’écho.

Ava Pagès ne s’est jamais sentie concernée par ces débats. Aussi est-ce en toute innocence qu’elle a pris la parole, la semaine dernière, à un colloque organisé à Dakar, Sénégal, pour une conférence consacrée à « L’entreprise et le management du risque / Business and risk management ». Alors qu’elle venait de lire sa contribution et s’apprêtait à quitter la scène, un homme a pris la parole : « Chère madame, je m’étonne que, dans un colloque se tenant dans un pays francophone et devant une assemblée majoritairement francophone, vous, une Française de France, vous exprimiez en anglais. Vous serait-il possible de donner au moins un résumé en bon français de votre intervention ? Nous avons ici des chercheurs spécialistes dans votre domaine, qui seraient bien aise d’échanger avec vous. » Ava n’avait pas prévu une telle réaction. Bien sûr, elle sait que l’Afrique est le premier continent francophone, que sa population représente même plus de 70 % des francophones du monde, mais l’anglais y a fait largement son entrée depuis quarante ans, au Rwanda, au Bénin… comme ailleurs. Affreusement gênée, la socio-économiste a bafouillé, incapable de traduire son texte à l’improviste. L’organisateur du colloque est venu à son secours en activant le traducteur simultané de la salle, tandis qu’elle relisait lentement ses feuillets. Plus tard, l’homme, un universitaire sénégalais, l’a apostrophée dans un couloir pour s’excuser de son intervention publique. Il a néanmoins réitéré ses reproches, l’accusant de tuer le français et avec lui les autres langues, rien de moins. L’altercation a choqué Ava. Depuis une semaine, l’épisode passe en boucle dans sa tête. Tout cela ne l’empêchera pas de s’exprimer en globish demain, à Paris Dauphine. Anyway, elle n’a jamais développé ses concepts dans une autre langue.

Le globish

Contraction de global et d’english, ce terme a été popularisé par l’ingénieur français Jean-Paul Nerrière. Il désigne un anglais à la  grammaire simplifiée et au vocabulaire restreint à 1 500 mots, servant à communiquer entre non-anglophones dans un contexte  international. Ce langage purement utilitariste et dénué de toute référence culturelle, selon la philosophe Barbara Cassin et le linguiste Claude Hagège, participerait à un formatage de la pensée et à son appauvrissement.

En chiffres

Environ 7 000 langues sont identifiées dans le monde, dont 230 en Europe.
96 % des langues ne sont employées que par 3 % de la population mondiale.
Entre 2 500 et 3 000 langues sont en danger dans le monde.
Les deux seules langues parlées sur tous les continents sont l’anglais et le français.
D’ici 2050, le nombre de locuteurs francophones pourrait passer de 220 millions en 2020 à plus de 700 millions, notamment grâce à la démographie très dynamique de l’Afrique subsaharienne.

Sources : Onu, Unesco, Organisation internationale de la francophonie (OIF).
Merci à Pierre Frath, linguiste et professeur émérite de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, et à Xavier Combe, président de l’Association française des interprètes de conférence indépendants.