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Et si… l’agriculture européenne se passait de pesticides

Juin 2029

L'actuariel 32 - mars 2019

Écologie

Fin 2019, la mobilisation pour une agriculture bio s’emballe. Révoltées par l’inaction des gouvernements, les jeunes générations entament des grèves de la faim. En Europe, un plan de transition agroécologique est lancé. Dix ans plus tard, visite chez Lucile et Raphaël, qui cultivent pommes et courgettes…

Entre chaque rangée de pommiers, des bandes fleuries aux tons blancs, violets et surtout jaunes égayent le verger. Lucile, la maîtresse des lieux, les couve d’un regard… technique. « Ces fleurs ne sont pas là pour faire joli, mais pour héberger ce qu’on appelle les auxiliaires, les insectes prédateurs de ceux qui ravagent nos pommiers. » Couleurs et formes des pétales, périodes de floraison… rien n’est laissé au hasard pour attirer ces précieux alliés durant toute la belle saison. Lucile pointe du doigt : « Là, ce sont des larves de chrysopes. Elles se gavent de pucerons pendant leur développement. C’est un auxiliaire préventif parfait car il s’active dès le printemps. Les larves de coccinelles prendront ensuite le relais. » Lucile a 32 ans et s’est installée comme agricultrice dans le Val de Loire il y a cinq ans, avec son mari Raphaël. En plus d’une dizaine d’hectares de pommiers, ils cultivent une trentaine de légumes de saison sur 1 hectare. Que ce soit dans le verger ou dans le potager, pas un gramme de pesticide ou d’engrais de synthèse. La politique agricole commune (PAC) revotée en 2022 leur donnait jusqu’à cette année pour y arriver.

Souvenons-nous : tout comme la mobilisation pour le climat, la mobilisation pour une agriculture biologique s’est brusquement emballée en 2019. En février, une étude sur la disparition des insectes parue dans la revue Biological Conservation (1) fait des projections terrifiantes. Un quart de la biomasse des insectes va s’éteindre dans les dix ans. Principale accusée de cette hécatombe : l’agriculture intensive. Ce même mois de février, l’ONU sort le tout premier rapport mondial sur l’état de la biodiversité, qui sous-tend nos systèmes alimentaires (2). Verdict : cette biodiversité disparaît de façon alarmante, ce qui met en danger notre sécurité alimentaire. L’agriculture intensive est encore sur le banc des accusés. Enfin, à la fin de l’année, un consortium d’épidémiologistes européens publie une étude prouvant l’effet cancérigène de la consommation de fruits et légumes porteurs de résidus de pesticides. « Cette étude épidémiologique, qui incluait 50 000 personnes, a joué le rôle d’un détonateur, se souvient Lucile. Jusqu’ici, on pouvait toujours critiquer la taille ou la composition de la cohorte et pointer des biais. Mais, cette fois, il n’y avait plus de polémiques possibles et, surtout, l’étude démontrait l’effet cocktail sur la santé de différents pesticides, même à faible dose. »

Déjà, en 2017, l’affaire des Monsanto Papers avait révélé les manœuvres du géant de l’agrochimie pour dissimuler les effets cancérigènes du glyphosate. À l’époque, l’édifice de l’agrochimie s’était fissuré ; fin 2019, il s’écroule. « Tout cela a déclenché un mouvement similaire à #YouthStrike4Climate, lancé pour le climat par la jeune Suédoise Greta Thunberg (3)», raconte Lucile. En janvier 2020, Johanna, une Allemande de 17 ans, crée le hashtag #StopTakingThePest, qui enflamme les réseaux sociaux. Mais cette fois, ce n’est pas la grève de l’école que les jeunes Européens entament, mais la grève de la faim. « On s’allongeait sur le sol devant les institutions parlementaires pour signifier que nous allions tous mourir de leur inaction. Quand le mouvement a commencé à se propager, ça a été la panique et chaque État a dû prendre des mesures immédiates pour stopper la contagion. »

Dans toute l’Europe, les équivalents du mouvement Nous voulons des coquelicots (4), créé en France à l’été 2018, font pression. La Commission européenne, qui venait de mettre en route la PAC 2021-2027, doit tout remettre à plat. Elle adopte le scénario TYFA (Ten Years For Agroecology in Europe), proposé en octobre 2018 par l’Iddri (5) et à l’origine destiné à être totalement opérationnel en… 2050. Dix ans pour se débarrasser des pesticides, mais aussi des engrais azotés : « Par volonté de cohérence, il fallait aussi s’attaquer aux engrais, précise Raphaël. Ils dégagent du protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre au pouvoir réchauffant 300 fois plus puissant que le CO2 sur une durée d’un siècle. »
Pour mener à bien cette révolution agricole, les gouvernements prennent des mesures d’exception. Des sessions de formation sont organisées dans les chambres d’agriculture pour les agriculteurs mais aussi pour les personnes en recherche d’emploi ; les programmes scolaires sont revus dès le collège ; un service agroécologique d’un an devient obligatoire pour les étudiants, quelle que soit leur discipline, à l’exception de ceux qui s’engagent dans des études d’agronomie. « C’était notre cas à tous les deux. Moi, je me suis spécialisée dans la lutte biologique et Raphaël dans la biochimie du sol. Sans cela, nous n’aurions jamais pu nous lancer aussi jeunes », précise Lucile.

Lucile et Raphaël ont bien sûr démarré leur exploitation en bio dès l’origine. Pour se passer des pesticides de synthèse, qui s’attaquent non seulement aux insectes, mais aussi aux champignons, aux parasites et aux mauvaises herbes, ils ont mis en place un arsenal de solutions. « La lutte biologique n’est qu’un outil parmi d’autres, explique Lucile. La protection mécanique à l’aide de filets est aussi très utile, par exemple contre les carpocapses, des papillons nocturnes qui pondent leurs œufs dans les pommes. On utilise aussi la confusion sexuelle. Il s’agit de diffuser des phéromones, qui imitent la signature des femelles et déboussolent les mâles. Grâce à l’écologie chimique, on peut aussi agir sur les composés volatils émis par les plantes et brouiller les pistes des insectes ravageurs quand ils cherchent à identifier leurs cibles. »

Pour remplacer la chimie de synthèse, la première chose à faire est de… remettre les pieds sur terre : « Le recours aux pesticides et aux engrais de synthèse artificialisait les modes de production et effaçait toutes les conditions locales. On faisait à peu près la même chose partout, sans trop se poser de questions. Désormais, il faut choisir les variétés que l’on va cultiver en fonction de la composition du sol, du climat local et de leur tolérance aux ravageurs, détaille Raphaël. C’est sûr que ça demande beaucoup plus d’énergie et de réflexion qu’avant. Il n’y a plus LA solution miracle qui s’adapte partout, mais un ensemble de paramètres qu’il faut sans cesse ajuster. » Exemple : le recours aux engrais naturels, comme le purin d’ortie ou de consoude, qui ont aussi l’avantage d’éloigner certains insectes. Enfin, la matière organique pour favoriser la vie du sol et ainsi nourrir les plantes est indispensable.

Justement, d’où vient ce fumier si précieux ? « Ce sont mes parents qui nous le fournissent, explique Lucile. Leur ferme est juste à côté et nous sommes installés sur quelques hectares qui étaient avant une parcelle de blé. » Pour accéder chez François et Marie, les parents, il faut passer par un chemin creux entre deux talus plantés de jeunes arbres. Ce chemin, qui n’existait plus depuis près d’un demi-siècle, a réapparu il y a quelques années. « En langage technique, ça s’appelle une infrastructure agroécologique. C’est comme les haies ou les zones humides, on les a réhabilitées partout car ce sont des réservoirs de biodiversité », commente Lucile. Le chemin débouche sur ce qui était autrefois une exploitation de 400 hectares couverts à 100 % par des céréales, principalement du blé et du maïs. Aujourd’hui, les légumineuses sont beaucoup plus présentes : luzerne, lentilles et pois. Et, surprise pour cette région qui ne pratiquait pas du tout l’élevage, une vingtaine de vaches paissent dans une vaste prairie. « Au début, je n’ai rien compris, reconnaît François, la soixantaine. On entendait partout que les bovins sont une calamité pour le climat en raison du méthane qu’ils émettent et puis, finalement, il a fallu que chaque ferme fasse un peu d’élevage. »

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le scénario de l’Iddri permet de réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre dans le secteur de l’agriculture, tout en comptant encore beaucoup sur les bovins. Pour remplacer les engrais chimiques par des engrais organiques, la reconnexion entre production animale et production végétale est en effet déterminante. Mais pourquoi les bovins ? « Ils ont un avantage déterminant par rapport aux porcs : ils se nourrissent d’herbe et peuvent donc entretenir les prairies », souligne Raphaël. Car c’est là l’autre pilier de la transition : le redéploiement massif des prairies naturelles. « Leurs sols sont plus riches en biomasse microbienne et en biodiversité que les sols des cultures. Elles sont aussi vingt fois moins sensibles à l’érosion et filtrent mieux les eaux. Enfin, elles permettent la fixation du carbone et contribuent donc à la lutte contre le changement climatique (6) », énumère Raphaël. En broutant l’herbe, les ruminants ont un autre atout majeur : ils ne sont pas en compétition alimentaire avec les hommes, contrairement aux porcs et même aux volailles, qui sont nourris avec des céréales. « Autant préciser que cette réorganisation va de pair avec la suppression totale de l’élevage intensif et ce pour tous les animaux », ajoute-t-il. L’industrie de l’alimentation animale disparaissant, le premier débouché des céréales en grains s’évanouit par là même. Fini également les colossales importations de tourteaux de soja (dont la culture en Amérique du Sud participait, de surcroît, à la déforestation) destinés à nourrir le bétail.

François et Marie ont donc dû remettre à plat toutes leurs pratiques culturelles. Nuisible à la qualité des sols mais aussi à la lutte contre le changement climatique (la terre à nu ne capte pas le CO2), le labour des champs est désormais proscrit. « Ensuite, on ne cultive presque plus de blé : une même parcelle n’en produit que tous les sept ans. Le reste du temps, c’est seigle et avoine, et des légumineuses riches en protéines et destinées à l’alimentation humaine. Les légumineuses ont un système racinaire puissant qui étouffe les mauvaises herbes vivaces et, en plus, elles fixent l’azote dans le sol, ce qui permet de se passer des engrais chimiques », détaille François. Le couple a donc réussi à casser le cercle vicieux où les engrais azotés favorisaient le développement de plantes productives mais fragiles et qui nécessitaient toujours plus de pesticides. François n’arrive pourtant pas à dire s’il est content de toutes ces transformations. « La baisse de production totale en Europe est quand même de 35 % en kcal, rappelle-t-il. Sans les réorientations massives de capitaux vers l’agriculture mises en place par la PAC et la Banque européenne d’investissement, on coulait. » Marie tempère : « Oui, on produit moins, mais on achète aussi moins d’intrants chimiques et on vend à un meilleur coût, et avec moins d’intermédiaires, des produits moins transformés. De toute façon, on ne pouvait pas continuer comme ça. La perte de vie des sols, leur érosion, la disparition des insectes, tout cela n’était pas durable. »
Tous ces bouleversements ont bien sûr eu des répercussions sur le régime alimentaire des Européens, qui contient désormais beaucoup plus de légumineuses, de fruits et de légumes. « C’était d’ailleurs le point de départ de la réflexion des chercheurs de l’Iddri, rappelle Lucile. Nous mangions trois fois trop de sucre et deux fois trop de protéines animales, ce qui avait d’énormes répercussions en santé publique. » Elle conclut : « L’Union européenne a été pionnière dans cette révolution. Nous faisons désormais figure de modèle pour tous ceux qui n’ont rien fait ou pas assez et qui voient s’effondrer tous les écosystèmes vitaux pour l’agriculture. »

Haro sur les pesticides !

Ils sont en partie responsables de la disparition des insectes et de la chaîne alimentaire, qui dépend de leur existence. Ce n’est pas tout : les produits phytosanitaires ont un impact sur la santé humaine, désormais démontré sur les agriculteurs. Quant à leur effet sur les consommateurs de fruits et légumes, de terribles soupçons s’accumulent…

En chiffres
X 8 : le taux de mortalité des insectes est huit fois plus rapide que celui des mammifères, oiseaux et reptiles. 41 % des espèces d’insectes étudiées sont en déclin et 31 % menacées d’extinction. 2/3 de la production agricole mondiale totale est issue de seulement 9 plantes sur les 6 000 espèces cultivées à des fins alimentaires. 12,4 %, c’est l’augmentation de l’utilisation des pesticides en France entre 2009 et 2016 (et + 0,3 % en 2017). 50 %, c’est l’objectif de diminution de l’utilisation des pesticides pour 2025 en France.

1. « Worldwide decline of the entomofauna », Biological Conservation, avril 2019.
2. L’état de la biodiversité pour l’alimentation et l’agriculture : https://lnkd.in/gwyeyjr
3. https://twitter.com/GretaThunberg
4. https://nousvoulonsdescoquelicots.org/
5. Institut du développement durable et des relations internationales. Le rapport : https://lnkd.in/gdwTAaB
6. Source : Inra Science et Impact (« Fausse viande ou vrai élevage »)
Remerciements à Pierre-Marie Aubert, chercheur à l’Iddri, et à Vianney Le Pichon, directeur du Grab (Groupe de recherche en agriculture biologique).