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JACQUES LEWINER

Physicien, inventeur, créateur de startups

L'actuariel 34

Sciences & tech Sociologie

Jacques Lewiner a participé à l’élaboration des nouvelles dispositions concernant les brevets dans la loi Pacte. Il explique les avancées accomplies dans le domaine de l’innovation.

Vous avez planché récemment sur l’innovation. Avant d’entrer dans le dur de vos recommandations, pourriez-vous définir ce terme ?

Jacques LEWINER : Les industriels ont besoin de faire progresser en permanence les performances de leurs produits. Par exemple, pendant des siècles, les fabricants de bougies ont amélioré la couleur de la flamme, réduit la fumée, fait des mèches qui se consumaient moins vite… Ils ont réalisé des innovations incrémentales. Ceux qui innovaient sont restés en tête dans leur domaine, les autres ont été éliminés par la concurrence. Puis une innovation de rupture a complètement changé la donne : l’ampoule à incandescence. Pendant un peu plus d’un siècle, elle a été améliorée pour consommer moins, faire une lumière plus agréable à l’œil, etc. Mais toutes ces innovations incrémentales n’auraient jamais donné naissance à la LED, l’innovation de rupture née des recherches en physique du solide, qui a bouleversé le monde de l’éclairage. Ce sont les innovations de rupture, très souvent issues du monde de la recherche, qui provoquent les révolutions industrielles.

Aujourd’hui, quels sont les secteurs les plus prometteurs en innovation ?

Jacques LEWINER : La science a progressé grâce à la curiosité humaine. Aussi loin que l’on remonte dans les écrits, l’homme a voulu comprendre la nature, par exemple les phénomènes autour de l’électricité ou de la santé. On trouve de tels textes en Chine datés d’il y a 5 000 ans. On trouve également des travaux sur l’électricité chez les Grecs ou les Hébreux. Aux XVIIe et XVIIe siècles, les travaux se multiplient. Deux disciplines, la chimie et la physique, apportaient des descriptions de plus en plus exactes de notre monde. Il y a un siècle et demi, on a compris que ces deux disciplines étaient en fait deux représentations des mêmes choses et elles ont fusionné. La mécanique quantique, au début du XXe siècle, a confirmé ce mouvement.
Depuis vingt ou trente ans, une troisième discipline, arrive de manière spectaculaire : la biologie. Elle est en train d’exploser par sa fusion avec la chimie et la physique. Pour exploiter cette fusion, les chercheurs disposent d’outils extraordinaires : les mathématiques, l’électronique, l’informatique… C’est un terrain de recherche phénoménal pour les jeunes dans les années qui viennent.

Dans le détail, quelles innovations attendez-vous dans les prochaines années ?

Jacques LEWINER : Pendant des siècles, la médecine a progressé de manière expérimentale. On faisait un diagnostic basé sur l’observation clinique et, à partir de là, les médecins essayaient d’améliorer les traitements. Grâce aux progrès de la biologie, les scientifiques ont maintenant accès à des informations qui dépassent le cadre de l’observation simple. On commence à être capable de détecter des marqueurs qui traduisent la présence dans l’organisme de certains éléments qui ne devraient pas y être. Demain, l’analyse va devenir beaucoup plus fine en utilisant par exemple le séquençage rapide. On pourra ainsi identifier précisément les pathologies. Nous sommes en train de passer d’une médecine statistique à une médecine personnalisée.
Le champ des applications dans les vingt prochaines années va être colossal. Il y a moins de vingt ans, la lecture du génome, notre code génétique, coûtait plusieurs milliards de dollars. Aujourd’hui on est tombé à moins de 1 000 dollars. On sait lire le génome mais pas encore tout interpréter. L’évolution de la médecine, grâce à la physique, à la chimie et aux biotechnologies, va permettre aussi d’avancer sur la grande question des défaillances du système immunitaire, censé protéger l’homme des maladies. L’immunothérapie, encore toute naissante, a pour objectif de relancer le système immunitaire. De grands progrès vont être réalisés dans les prochaines années.

En dehors de la médecine, voyez-vous d’autres domaines brûlants pour l’innovation ?

Jacques LEWINER : Il n’y a que l’embarras du choix. Par exemple, on sait faire des fils électriques conducteurs qui transportent le courant. Mais, dans ces fils, les électrons ont des collisions et perdent un peu de leur énergie. C’est ce qu’on appelle l’effet Joule : quand on fait passer du courant dans un fil, ça chauffe. Une des solutions pour réduire les pertes est d’augmenter la tension pour mettre le moins de courant possible dans les fils. C’est pour cela qu’on a des lignes à haute tension dans les campagnes. Malgré tout, pour un pays comme la France, l’ensemble des pertes liées à l’effet Joule représente 10  % de l’énergie produite. C’est un enjeu extrêmement important.
En 1911, il y a eu une découverte révolutionnaire : des Hollandais ont trouvé des matériaux sans résistance lorsqu’ils étaient refroidis à - 269°C. Ce phénomène, la supraconductivité, est un rêve des scientifiques et de l’industrie depuis cette date. Mais il n’a eu que peu d’applications jusqu’à présent compte tenu de cette bien basse température. Il n’est pas très facile de refroidir des câbles électriques sur de grandes distances. L’un des enjeux de la recherche dans ce domaine est de parvenir à reproduire le phénomène tout en augmentant la température à laquelle il se produit. En 75 ans, cette dernière n’a progressé que d’environ 20°C. En 1986, l’heure était au découragement quand deux Suisses ont gagné quelques degrés d’un coup. Les chercheurs se sont remis au travail dans leurs laboratoires et, en quelques mois, on a monté de 70°C. Malheureusement, depuis, on stagne à nouveau. Peut-être que la supraconductivité va connaître un nouveau palier. Dans un an ? Dans dix ans ? Jamais ? Impossible à prédire.
Un autre exemple, dans un domaine en pleine croissance : la microfluidique. Il s’agit là de l’étude des écoulements dans des canaux de très petite section, typiquement de l’ordre de grandeur d’un cheveu. Des applications commencent à voir le jour en cosmétique, pour la découverte de nouveaux médicaments, pour le séquençage, etc. Il est plus que probable qu’on soit au début d’une nouvelle aventure où l’innovation pourra s’exprimer.

Un dernier exemple d’enjeu stratégique pour la recherche ?

Jacques LEWINER : Il y a deux manières de faire de l’énergie nucléaire. D’un côté, la fission, où on casse un gros atome en plein de petits afin de récupérer l’énergie. De l’autre, la fusion où on presse ensemble des petits atomes pour en constituer un plus gros. Aujourd’hui, on ne sait pas contrôler la fusion. On sait la faire mais uniquement très brutalement dans ce qu’on appelle des bombes thermonucléaires. Toutes les centrales dans le monde utilisent la fission. L’inconvénient, c’est que cela produit des déchets. On espère que la fusion en produirait moins. Il y a plusieurs programmes de recherche sur ce thème ; en France, on construit un réacteur expérimental, Iter, financé par de nombreux pays pour près de 20 milliards d’euros.

Quel rang tient la France dans cette grande course à l’innovation ?

Jacques LEWINER : La France est très bien placée sur le plan de la recherche, mais très mal si on considère les retombées économiques, quand on la compare à des régions comme le Massachusetts, la Californie ou Israël. C’est une anomalie grave.

Pourquoi la France est-elle à la traîne ?

Jacques LEWINER : Il y a trois types de raisons : culturelles, réglementaires et fiscales. En France, il était plus noble d’être intellectuel que de s’intéresser au monde économique. Ce préjugé n’existe pas dans les pays anglo-saxons, où l’argent n’est pas considéré comme un péché s’il a été gagné honnêtement. Il est en train de disparaître en France. Il y a eu beaucoup d’efforts des gouvernements successifs de droite comme de gauche pour le réduire.

Qu’en est-il des raisons réglementaires que vous évoquiez ?

Jacques LEWINER : Il y a tout juste quelques années, la France était, sur ce plan, au Moyen Âge ! Un chercheur n’avait pas le droit de toucher le monde économique, pas même d’être membre d’un conseil d’administration. En tant que fonctionnaire, son cerveau devait être entièrement consacré à la puissance publique ! Quand Pierre-Gilles de Gennes a eu le prix Nobel de physique en 1991, une grande société technologique lui a demandé d’entrer à son conseil d’administration. Il a fallu remonter jusqu’au Premier ministre pour avoir cette autorisation ! La première révolution a été initiée par deux ministres de la Recherche : François d’Aubert et Claude Allègre. Un chercheur pouvait désormais entrer dans un conseil d’administration, travailler pour le privé, créer une startup. Au cours des années, les règles se sont améliorées, en particulier avec la loi Pacte qui vient d’être adoptée.

L’environnement actuel vous semble-t-il satisfaisant ?

Jacques LEWINER : Nous sommes sur la bonne voie mais il y a encore des progrès à faire. Les organismes sont trop lents. Quand un chercheur fait une découverte, s’il veut en faire un brevet, il doit faire une déclaration à son employeur. Il n’est pas rare qu’il faille attendre la réponse un an. On est chez les fous ! Dans une compétition internationale, avec un tel délai, le risque est grand que quelqu’un d’autre réalise la même découverte.
Dans une mission conduite avec Stéphane Distinguin, Julien Dubertret et Ronan Stephan, nous avons proposé un certain nombre de mesures concrètes. Par exemple, un délai de réponse limité à un mois et un mandataire unique pour négocier les droits sur ce brevet. En effet, il y a très souvent plusieurs ayants droit : l’institution d’accueil du laboratoire, l’organisme qui finance… Si chacun de ces ayants droit met son grain de sel dans la négociation, celle-ci ne finit jamais. C’est pour cela que nous avons demandé un mandataire unique qui aurait le pouvoir de dire oui ou non avant que le chercheur ou l’industriel ne se décourage. La loi Pacte va aussi beaucoup améliorer la qualité du brevet français avec l’introduction de l’examen de l’inventivité.

Vous évoquiez aussi la fiscalité parmi les freins à l’innovation…

Jacques LEWINER : Oui, notre fiscalité n’arrête pas de changer : c’est une catastrophe pour une startup. Vous faites un business plan afin de lever des fonds, un an après la fiscalité change ! Toute votre construction tombe à l’eau. Au début de la présidence Hollande, des éléments de fiscalité essentiels à l’innovation – les bons de souscription d’actions – ont été massacrés. Dans une petite société créée par des chercheurs, on ne peut pas payer des salaires élevés. Afin d’attirer de hauts potentiels, on leur fait partager l’aventure. Certes, ils sont moins payés que dans un grand groupe, mais, avec des bons de souscription d’actions, ils pourront dans le futur acheter des actions à un prix convenu aujourd’hui et ainsi réaliser de belles plus-values en cas de succès de l’entreprise. C’est l’outil utilisé partout au Massachusetts, en Californie, en Israël. Cette situation s’est nettement améliorée avec la « flat tax » de l’actuel gouvernement.
Un autre élément pour lequel des clarifications seraient bien utiles concerne la doctrine administrative pour les holdings animatrices. Elles constituent en effet une source naturelle de financement pour des startups à risque en tout début de vie. On a essayé d’introduire cela dans la loi Pacte mais sans succès.

Et le rôle de l’État dans tout ça ?

Jacques LEWINER : Il est important. Le privé finance déjà des projets risqués, par exemple dans les biotechs, mais une contribution publique pour permettre d’atteindre une étape de faisabilité aiderait à attirer des fonds privés plus importants. C’est l’une des ­vocations du nouveau fonds pour ­l’innovation de rupture. Il faudra financer non seulement des projets « raisonnables » mais aussi des projets à risque et donc accepter des échecs.

 La loi Pacte
a rénové le droit de la propriété intellectuelle

Promulguée le 22 mai 2019, la loi Pacte vise à favoriser l’innovation des PME et les incite à déposer plus de brevets. Le texte renforcer les droits liés au certificat d’utilité (un titre de propriété industrielle analogue au brevet mais de portée plus limitée). Sa durée de validité passe ainsi de 6 à 10 ans. La loi permet aussi, à présent, à l’entreprise de convertir sa demande de certificat d’utilité en brevet d’invention. Le texte entend également renforcer la qualité et l’attractivité des brevets français en augmentant la sélection. L’Institut national de la propriété intellectuelle (Inpi) peut dorénavant rejeter une demande de brevet pour défaut d’inventivité. De plus, une procédure d’opposition a été mise en place afin d’offrir un recours administratif contre une décision de délivrance d’un brevet par l’Inpi.