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MAGALI REGHEZZA-ZITT

Géographe et codirectrice du Centre de formation sur l’environnement et la société de l’École normale supérieure

L'actuariel 31

Sociologie

Magali Reghezza-Zitt explique l’évolution de la notion de « catastrophe naturelle », l’émergence de la « vulnérabilité » dans le champ du risque et l’attention récente portée à la résilience.

Comment a évolué la notion de « catastrophe naturelle » ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Jusqu’au XVIIIe siècle, l’Occident prémoderne considérait les catastrophes naturelles comme des manifestations de la volonté divine. Cela posait d’ailleurs, et depuis longtemps, des problèmes aux philosophes : comment de tels événements pouvaient-ils être compatibles avec la toute-puissance et l’infinie bonté de Dieu ? Et puis, au milieu du XVIIIe, un tournant s’amorce avec la « controverse de Lisbonne », qui oppose Voltaire à Rousseau. Le 1er novembre 1755, soit le jour de la Toussaint, un tremblement de terre, suivi d’un raz de marée et d’incendies, cause plus de 50 000 morts à Lisbonne. Voltaire critique alors les philosophes qui pensent que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » et insiste sur la cruauté incompréhensible de l’événement, sans pour autant remettre en question la toute-puissance divine.

Quelle est la position de Rousseau ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Rousseau laïcise le danger. Loin d’être des « actes de Dieu », les catastrophes sont l’œuvre des hommes. Dans sa Lettre sur la Providence, il écrit, en parlant de la ville de Lisbonne, que ce n’est pas la nature qui a « rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul ». Pour résumer, il n’y a pas de catastrophe dans le désert. Selon Rousseau, il faut donc chercher la source des maux « dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même ».

Quelles sont les conséquences de cette laïcisation ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Si la catastrophe n’est pas d’origine supranaturelle, il est possible de tenter de l’empêcher, sans contrevenir à la volonté de Dieu. Cela ne signifie pas que les sociétés étaient passives face aux risques naturels avant cette période, mais leur gestion va désormais être structurée en un dispositif sécuritaire de plus en plus sophistiqué. Tout au long des XIXe et XXe siècles, les États s’appuient sur la science et la technique pour diminuer l’intensité des phénomènes physiques, par exemple des inondations, en transformant le lit des cours d’eau. Ils vont aussi réduire l’exposition avec des systèmes de protection de plus en plus efficaces : digues, paravalanches, techniques de construction parasismiques… La notion de risque devient plus largement un outil qui permet de contrôler l’incertitude inhérente à nos environnements. La gestion des risques s’appuie sur les trois piliers qui fondent la modernité : l’État, la science et le marché. L’État assure la sécurité de ses citoyens en s’appuyant sur le progrès des sciences, et fonde sa décision sur la rationalité économique de l’analyse coût/bénéfice.

Que dire de cette approche du risque ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Le problème de cette approche, c’est qu’elle est presque totalement centrée sur la maîtrise de l’aléa. Or c’est oublier la fragilité intrinsèque des sociétés, leur vulnérabilité. Dans la première moitié du XXe siècle, les sciences sociales américaines vont bousculer cet aléa-centrisme. Elles constatent en effet que deux phénomènes naturels identiques n’ont pas les mêmes conséquences. Ainsi, deux séismes de la même magnitude peuvent provoquer la mort de milliers de personnes dans une région du globe et ne causer que quelques fissures dans les habitations ailleurs. Inversement, deux phénomènes qui n’ont pas la même intensité – un orage et un cyclone – ont parfois les mêmes conséquences en termes de victimes. Il n’est donc pas possible de tout mettre sur le compte de la nature.

Pourquoi la dimension sociale des catastrophes peine-t-elle à émerger ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Cette partie du message rousseauiste n’a pas été entendue : l’illusion de pouvoir juguler les phénomènes naturels par la technique l’a fait passer à la trappe. Si les événements naturels frappent différemment les populations, c’est notamment en raison des inégalités économiques et sociales, qui résultent elles-mêmes des trajectoires politiques de chaque territoire. Ces inégalités de développement n’opposent pas seulement les pays du Nord à ceux du Sud, mais elles jouent aussi très fortement au sein des pays développés. La vulnérabilité est également liée à l’âge, au genre, à l’appartenance ethnique et à tout ce qui peut priver un individu d’accès à la sécurité. En dénaturalisant les catastrophes, les sciences sociales veulent les politiser et, pour cela, elles font entrer la composante vulnérabilité sociale dans l’univers du risque.

« Attention à ne pas ouvrir la porte
à la résurgence d’un darwinisme social »

Comment la vulnérabilité va-t-elle pénétrer le champ des politiques publiques ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Sur ce point, il faut regarder l’évolution des cadres internationaux. Certes les politiques publiques de sécurité se décident au niveau national, voire local, mais les cadres onusiens reflètent les évolutions. La notion de vulnérabilité, qui se construit dès les années 1930 et qui est formalisée dans les années 1960, peine à s’imposer dans les agendas. Il faut attendre 1994 pour que l’ONU prenne un vrai tournant avec la stratégie de Yokohama. La réduction de la vulnérabilité y devient un objectif en soi et un levier d’action prioritaire pour réduire les dommages. C’est un changement considérable, qui implique un aveu (relatif) d’échec des politiques centrées sur les aléas et la technique.

Un nouveau changement, très rapide, s’opère. Quel est-il ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Oui, cette fois, ce changement de paradigme ne va pas prendre un siècle, mais une quinzaine d’années ! Il s’observe lors de l’adoption du cadre d’action de Hygo (2005-2015) pour la réduction des risques de catastrophes : apparaît alors pour la première fois la notion de résilience. Dans le cadre d’action suivant, celui de Sendai (2015-2030), l’accent sur la résilience est encore renforcé… au point de devenir la ligne directrice des actions à mettre en œuvre par les organisations internationales et les États.

Comment expliquer l’émergence de la résilience ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Au début du XXIe siècle, plusieurs événements ont eu une répercussion médiatique internationale : la canicule de 2003 en Europe, le tsunami de 2004 en Indonésie, l’ouragan Katrina de 2005 en Louisiane. On peut même y ajouter les attentats du 11 septembre 2001 à New York, même s’ils n’ont rien de naturel. Les pays dits riches redécouvrent brutalement leur vulnérabilité et les modernes leur impuissance. Dans le même temps, la prise de conscience des menaces systémiques globales – et notamment celles liées au changement climatique – joue un rôle majeur. Avec le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, on passe de l’univers du risque à l’univers de l’incertitude, où les menaces sont invisibles, irréversibles et surtout imprédictibles. Que faire ? La résilience constitue une alternative à la résignation.

Que doit-on comprendre par résilience ?

Magali REGHEZZA-ZITT : La résilience, c’est la capacité pour un système, quel qu’il soit, à retrouver ses fonctionnalités et même à les améliorer après avoir été soumis à une perturbation. Elle implique aussi un apprentissage, qui permet le « build back better » (reconstruire en mieux). La résilience revêt souvent une connotation positive : la promesse de se relever plus fort, d’augmenter sa résistance pour absorber le choc suivant. La résilience peut donc être un levier d’action très puissant pour soutenir les programmes de lutte contre la vulnérabilité : elle permet non seulement de se protéger en amont contre la catastrophe (constructions plus résistantes par exemple), mais aussi de se préparer, malgré tout, à l’éventualité d’un impact fort (information ciblée en fonction des différents publics, mise à disposition de moyens d’évacuation…).

La résilience est-elle uniquement positive ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Sur le papier oui. Dans les faits moins. Car, avec la notion de résilience, on observe un glissement vers une sorte de fatalisme : le constat est fait d’une impuissance à agir sur les causes (que faire pour que « ça » n’arrive pas), et on se focalise alors sur les effets (que faire quand « ça » sera arrivé). Il ne s’agit plus de remettre en cause l’ordre établi qui a conduit au drame, mais de se débrouiller, une fois la catastrophe passée, avec un monde instable et incertain. C’est avec le changement climatique que ce glissement est le plus paradoxal car, justement, dans ce domaine, la réduction des causes serait tout à fait possible. Mais la résilience sert de prétexte à l’inaction. Elle permet une fuite en avant qui repousse le moment où nous serons tous touchés, vulnérables ou pas.

Dans ce passage du « lutter contre » au « faire avec », vous soulignez un autre danger. Lequel ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Le problème, c’est que ce basculement accompagne le désengagement des États vis-à-vis des populations vulnérables. On transfère sur les communautés et les individus la responsabilité morale de la catastrophe et le coût de leur sécurité. Dans une certaine lecture du cadre d’action de Sendai, les vulnérables sont sommés de développer leurs capacités à faire face et de mettre en œuvre leurs facultés d’auto-organisation. L’attention se concentre sur la protection des infrastructures nécessaires à la reprise de l’économie. Mais si les acteurs publics se désengagent, que deviennent les plus fragiles ?

Qui est capable aujourd’hui de dire ce qu’est la « bonne résilience » ?

Magali REGHEZZA-ZITT : Là est toute la question. Regardez ce qui s’est passé après le passage de l’ouragan Katrina : la ville de la Nouvelle-Orléans est devenue un laboratoire de la résilience à ciel ouvert pour les urbanistes, les architectes, les promoteurs et, bien sûr, les politiques. Certes, beaucoup de choses ont été refaites et en mieux. Pourtant, le jour où Barak Obama est venu en visite dix ans après l’ouragan, des pancartes ont été placardées dans la ville et elles portaient un tout autre message : « Stop calling me resilient. Because every time you say, “Oh, they’re resilient”, that means you can do something else to me. I am not resilient. » Il y a des personnes qui ne peuvent pas « faire face », qui essaient juste de survivre et qui, au nom de la résilience, se retrouvent encore plus pauvres et démunies qu’auparavant car la reconstruction est une opportunité pour exclure ces indésirables, ces assistés, qui n’entrent pas dans la norme. Le danger est double : oublier ces non-résilients et, pire encore, les stigmatiser. Personne n’est programmé pour être résilient et il n’y a pas de bonnes victimes (celles qui se relèvent) et de mauvaises victimes (celles qui n’y parviennent pas). Attention à ne pas ouvrir la porte à la résurgence d’un darwinisme social.