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EMMANUELLE AURIOL

Professeur d’économie à la Toulouse School of Economics

L'actuariel 29

International Sociologie

Emmanuelle Auriol
 expose son analyse sur
 les liens entre autocratie et religion. Elle s’intéresse également à la place des femmes en économie.

En tant qu’économiste, vous vous intéressez à l’islam et à son lien avec les pouvoirs autocratiques. Pourquoi ?

Emmanuelle AURIOL : La complexité du développement social et économique dans le monde arabo-musulman est un sujet de recherche récurrent pour de nombreuses disciplines en sciences sociales. Les facteurs sont multiples et aucun n’épuise la question. Avec Jean-Philippe Platteau, chercheur à l’université de Namur et auteur du livre Islam Instrumentalized chez Cambridge University Press, nous avons essayé d’apporter de nouveaux éléments à l’analyse de l’impact économique du facteur religieux et nous nous sommes particulièrement intéressés au fait que l’islam soit une religion dite « décentralisée ». C’est, selon nous, un facteur essentiel pour expliquer la difficulté qu’ont certains pays à mettre en place des réformes.

Quel lien les autocrates ont-ils de manière générale avec la religion ?

Emmanuelle AURIOL : Les autocrates n’ont pas la légitimité politique que confère une élection démocratique. Pour se maintenir au pouvoir, ils usent donc de deux principales stratégies : la première est l’exacerbation du nationalisme pour cimenter la population contre des « ennemis » ; la deuxième est le recours au sacré, ce qui peut être très efficace, notamment dans des sociétés traditionnelles où les taux d’alphabétisation sont bas.

Vous pointez néanmoins une contradiction inhérente à cette relation…

Emmanuelle AURIOL : Effectivement, les autocrates rencontrent d’emblée une difficulté : pour maximiser leurs profits, ils ont besoin de réformes économiques et sociales. Mais, dès qu’ils commencent à moderniser la société, ils se heurtent aux religieux car ces réformes fragilisent l’influence et le pouvoir du clergé. Tout ce qui touche à l’éducation, notamment des filles, et aux institutions juridiques pose ainsi problème.

Par quels moyens cette contradiction se résout-elle ?

Emmanuelle AURIOL : Elle peut se résoudre par l’octroi de contreparties. Les représentants religieux sont des êtres humains et, à ce titre, ils sont corruptibles. L’instrumentalisation du religieux par le politique est un fait qui touche toutes les religions à toutes les époques de l’histoire. Cependant, cette instrumentalisation se heurte à plus d’obstacles dans les religions décentralisées.

Pourquoi l’instrumentalisation du religieux est-elle plus difficile dans ce cas ?

Emmanuelle AURIOL : Dans les religions centralisées, comme celles de la chrétienté, l’autocrate peut négocier directement avec la tête du clergé. S’il obtient le soutien des leaders de l’Église, il peut compter sur le principe d’obéissance et la structure hiérarchique de l’organisation pour avoir un relais dans chaque paroisse et asseoir son autorité auprès des citoyens. A contrario, quand la religion est décentralisée, l’autocrate doit conquérir chaque dignitaire religieux un à un, s’il veut obtenir leur appui. Les religions décentralisées présentent en effet une plus grande hétérogénéité de doctrines et l’autocrate est alors confronté à un dilemme.

Quel est ce dilemme propre aux religions décentralisées ?

Emmanuelle AURIOL : Soit l’autocrate pousse ses réformes de modernisation et alors il expose son régime à l’instabilité, puisque les religieux radicaux vont le critiquer ; soit il renonce tout simplement aux réformes pour ne pas mécontenter ces éléments radicaux. La modernisation économique et sociale de la société est, dans le premier cas, constamment menacée et, dans le deuxième cas, quasiment bloquée. C’est pourquoi nous parlons de « combinaison explosive » entre autocratie et religion décentralisée.

Certains autocrates s’engagent cependant dans la modernisation : quelle en est la conséquence ?

Emmanuelle AURIOL : Comme elles s’accompagnent toujours de corruption et de capture de la rente par les proches du régime, les réformes conduisant à la croissance économique sont assimilées par les populations qui n’en bénéficient pas à une perte de valeur morale. Dès lors que les populations ont associé modernisation et corruption de la société, la partie est perdue. Les éléments les plus conservateurs du clergé, ceux qui résistent, prennent le parti du peuple opprimé et peuvent mobiliser les énergies contre le pouvoir. C’est ce qui s’est passé en Iran et qui a conduit à la chute du shah. On retrouve ces mêmes ingrédients dans les révoltes du printemps arabe, notamment en Tunisie contre le régime de Ben Ali, en Égypte contre la clique des militaires, ou encore en Syrie contre Bachar Al-Assad, trois régimes à la fois réformistes et ultra-corrompus.

Que doivent alors faire les autocrates s’ils veulent se maintenir au pouvoir ?

Emmanuelle AURIOL : Les rébellions populaires étant canalisées puis dirigées par les religieux extrémistes, la lutte contre la corruption va de pair avec la lutte contre les innovations institutionnelles et la modernisation. On assiste alors à de fantastiques régressions. La loi religieuse supplante une gestion fondée sur la rationalité et tous les débats sont envisagés sous le prisme religieux. C’est exactement l’évolution observée durant le règne de Saddam Hussein. Saddam Hussein a commencé sa carrière en prônant un nationalisme panarabe laïc puis, au fur et à mesure que sa situation intérieure se fragilisait, il est devenu, officiellement en tout cas, de plus en plus religieux et s’est même inventé des liens avec le prophète. Il a donc mis en place la charia en Irak, imposant l’apprentissage du Coran dans les écoles, coupant la main aux voleurs, restreignant drastiquement la liberté des femmes, interdisant l’alcool, etc.

Y a-t-il des facteurs qui favorisent soit la modernisation, soit le conservatisme ?

Emmanuelle AURIOL : Les ressources naturelles sont un facteur souvent déterminant. Si le pays où règne l’autocrate en est pourvu, les réformes économiques ne sont pas nécessaires à son enrichissement. Cela a été par exemple longtemps le cas en Arabie saoudite, où la rente du pétrole suffisait largement. Les autocrates ont même favorisé le développement du wahhabisme, ce qui a par ailleurs été un facteur de déstabilisation à l’extérieur du pays. Aujourd’hui, le renversement est frappant. Avec la fin de l’abondance pétrolière, les dirigeants saoudiens n’ont plus le choix : ils doivent faire évoluer la société dans son ensemble, notamment le statut des femmes.

Dans une sphère très éloignée, celle de nos sociétés occidentales, la place des femmes en économie est aussi un de vos sujets d’étude. Pourquoi ?

Emmanuelle AURIOL : Effectivement, dans un tout autre contexte, je m’intéresse au statut des femmes chercheuses en économie et je suis d’ailleurs la présidente du comité Women in Economics (WinE) de l’European Economic Association. C’est un sujet qui mérite une attention particulière car la situation des femmes économistes est loin d’être enviable et a même tendance à se dégrader.

Pourquoi s’inquiéter de cette sous-représentation des femmes ?

Emmanuelle AURIOL : Au-delà des enjeux d’équité, pour deux raisons. La première, c’est qu’elle coûte cher ! En effet, les femmes réussissant tout aussi bien, si ce n’est mieux, que les hommes durant leurs études d’économie, une grande partie des meilleures sont laissées sur le carreau, découragées, tandis que des hommes moins brillants prennent leur place. C’est donc une perte substantielle de talent pour les universités. Ensuite, la variété des sujets abordés en économie en souffre également : les femmes s’intéressent plus que les hommes à certains sujets comme la santé ou l’éducation, qui, de ce fait, sont moins explorés et moins visibles dans les médias et surtout dans les politiques publiques. Les coûts sociaux de ces biais scientifiques sont potentiellement grands.

Quelles sont les données disponibles sur cette sous-représentation ?

Emmanuelle AURIOL : Les données concernant les États-Unis sont sans équivoque : en 2017, il y avait 32,9 % de doctorantes en économie et seulement 13,9 % de professeurs femmes. Et cet écart est stable dans le temps. Une étude de la Banque de France intitulée « Économie, où sont les femmes ? », sortie début mars, montre que cette sous-représentation des femmes économistes est un phénomène mondial (19 % en moyenne), dans tous les champs de l’économie, et qu’elle stagne dans le temps. Mais ce qui est le plus inquiétant, c’est le plafond de verre, qui semble infracturable.

Comment expliquer ce plafond de verre persistant ?

Emmanuelle AURIOL : Il y a eu beaucoup de publications récemment sur ce sujet, qui répondent à la question sous différents angles. Celle d’Alice H. Wu a fait beaucoup de bruit : cette étudiante à Berkeley a passé en revue près d’un million de messages postés sur un forum professionnel de référence pour les économistes. Grâce à des techniques de machine learning, Alice H. Wu a pu associer les types de commentaires liés aux posts parlant d’une femme. Les trente mots les plus employés pour les femmes révèlent des préjugés sexistes et machistes alarmants.

Au-delà des préjugés, y a-t-il des processus de discrimination clairement identifiés ?

Emmanuelle AURIOL : Plusieurs recherches montrent à quelles étapes se cristallisent les problèmes. Ainsi, quand un homme est coauteur d’une publication, il voit ses chances d’être titularisé augmenter de 8 %, contre seulement 2 % pour une femme coautrice d’une publication si l’autre auteur est un homme. Au total, et pour le même nombre de publications et de citations, et autres variables observables, une femme a 17 % de chances de moins de devenir titulaire d’un poste de professeur. Une autre étude montre que les publications des femmes dans les cinq revues économiques les plus prestigieuses sont soumises à un examen plus exigeant que celles des hommes. Résultat : le processus d’évaluation dure en moyenne six mois de plus pour les femmes.

Comment faire progresser la prise de conscience ?

Emmanuelle AURIOL : La première chose à faire est de collecter de l’information précise pour pouvoir la traiter avec rigueur. Dans ce cadre, un nouvel outil sera bientôt mis à la disposition de celles et ceux qui font de la recherche en économie ou candidatent pour un emploi (lire ci-dessous). Cela permettra de mieux identifier les points de blocage.

Femmes
Les chiffres des universités européennes

Le comité Women in Economics de l’European Economic Association (EEA) et le Goethe Institute de l’université de Francfort ont mis au point un web scraper pour collecter de l’information sur la présence des femmes. L’objectif : passer au crible la composition des 300 départements de recherche en économie les plus importants au sein des universités européennes et y indiquer les pourcentages d’hommes et de femmes selon leur rang hiérarchique. Les statistiques seront publiquement mises en ligne sur le site de l’EEA au début de l’été…

source : www.eeassoc.org