Accueil Sciences & tech Actuariat S’engager, oui, mais comment ?

S’engager, oui, mais comment ?

Les missions de l'actuaire amènent à poser la question de son engagement dans ses fonctions et au-delà.

L'actuariel 24

Actuariat

Confronté à des défis majeurs – un monde qui change, la révolution de la data, l’inflation réglementaire – l’actuaire est appelé à s’engager. Encore faut-il savoir définir son engagement pour pouvoir entretenir cette valeur aussi indispensable à l’efficacité d’un actuaire qu’à son développement personnel.

La comparaison revient à Jacques Richier, lors d’une allocution au congrès des actuaires, en 2015. « Un modèle, c’est une carte, ce n’est pas le vrai territoire, expliquait alors le président-directeur général d’Allianz France et président d’Allianz Worldwide Partners (AWP). Il ne faut pas avancer comme des cartographes, mais plutôt comme des explorateurs. Être actuaire aujourd’hui, c’est être engagé. Vous l’étiez déjà, vous le serez encore plus. C’est choisir la route qui semble la plus simple, sûre, en étant ambitieux et en tenant compte du monde tel qu’il est aujourd’hui. »

Le propos, indéniablement, interpelle la profession à plusieurs niveaux. Interrogé sur la question, Sébastien Nouet, actuaire certifié IA, y voit d’emblée une dimension intellectuelle et réglementaire. « Dans un monde régi par une complexité croissante, les marchés et les régulateurs ont conduit à la mise en place de modèles sophistiqués dont les frontières des champs d’application ne sont pas toujours bien identifiées », reconnaît le fondateur et directeur scientifique du mastère spécialisé « Assurance, actuariat et Big Data » à l’école supérieure d’ingénieurs Léonard de Vinci (ESILV). Selon lui, les professionnels de l’assurance et de la finance doivent savoir regarder au-delà des résultats induits par ces modèles « en les mettant en perspective avec des indicateurs parfois plus classiques, ou bien à découvrir, et qui s’inscrivent dans des approches annexes et de nature moins structurée ».

S’engager envers qui… ou envers quoi ?

Le terme d’« engagement » est associé à l’éthique pour d’autres professionnels, à l’instar de Magali Noé, actuaire certifiée IA aujourd’hui Chief Digital Officer chez CNP Assurances. « Avec la nature changeante de la data, qui est de plus en plus comportementale, l’actuaire peut vite devenir un “ apprenti sorcier ”, prévient-elle. Il pourrait par exemple être tenté de se servir des données prédictives relatives à l’état de santé des clients. La vraie question est de savoir ce qu’il fait de ce “ super pouvoir ”. » Au-delà de son propre rôle, il devra peut-être également jouer celui de modérateur et oser formuler certaines réserves, afin d’éclairer et d’alerter. « Je pense qu’un actuaire engagé, dans ce sens, présente un réel atout car il pourra allier la technique à l’éthique. »

S’engager pour l’intérêt public ?

Régulièrement au contact de jeunes diplômés, Sébastien Nouet n’hésite pas à rappeler qu’un professionnel a des obligations bien au-delà de son seul employeur. « L’actuaire doit contribuer à répondre aux besoins des assurés individuels à travers des préoccupations sociétales telles que la baisse de la protection sociale induite par l’ouverture des économies, avance-t-il, ainsi qu’aux besoins des entreprises en proposant des produits de couverture adaptés dans un environnement macrofinancier de plus en plus risquophobe. » Cette défense de l’intérêt public est d’ailleurs considérée comme primordiale par l’Institut des actuaires, qui l’a intégrée dans ses statuts. Ses membres souscrivent à cet engagement ainsi qu’à son code déontologique, qui encadre désormais l’utilisation et l’analyse des données issues du Big Data afin de respecter la confidentialité et la non-discrimination.

« En général, je n’aime pas trop les grands mots, nuance de son côté Michel Piermay, actuaire agrégé IA, fondateur de la société de conseil Fixage. En France, les actuaires n’ont pas vraiment de reconnaissance d’un rôle d’intérêt public. Il n’y a rien de tel dans les textes législatifs français. » Ancien président du Syndicat des actuaires conseils et actuaires experts indépendants, il place avant tout l’engagement des actuaires sur le terrain d’une certaine exigence intellectuelle. « Parler d’intérêt public, c’est mettre de la poudre aux yeux par rapport à une réalité souvent autre. Je vais être un peu brutal, mais, quand un actuaire travaille pour une compagnie d’assurances, la préoccupation de l’intérêt public n’est pas forcément son problème. Son employeur attend avant tout de lui qu’il fasse son travail et serve ses objectifs, tout en respectant les règles professionnelles. »

Vision à long terme

Au final, la spécificité de l’actuaire résidera pour beaucoup dans sa vision à long terme. Or ce positionnement l’obligera certainement à faire entendre sa voix parfois en contradiction avec les objectifs commerciaux à court terme de l’entreprise. La directive Solvabilité II légitime aussi le rôle clé de l’actuaire et lui confère des obligations accrues. En signant ses recommandations et son rapport, il engage sa responsabilité et a le devoir d’informer l’autorité de contrôle. En devenant un lanceur d’alerte, il doit échanger avec la direction générale et le management pour énoncer ses idées, ce qui exige naturellement un engagement fort de sa part.

L’engagement est un sujet sensible car l’actuaire n’est pas seulement le gardien de la norme et les pistes à explorer dépendront de la sensibilité de chacun. Michel Piermay invite souvent les actuaires à oublier certaines certitudes pour se remettre un peu en cause. « Cela fait partie de notre déontologie : un actuaire ne doit pas penser que ce qu’il dit n’est pas soumis à discussion. Il doit être capable d’expliquer ce qu’il a fait et comment il est arrivé à tels chiffre et conclusion, de manière à ce que quelqu’un d’autre puisse faire le même raisonnement, ou, le cas échéant, le modifier ou l’améliorer. » L’aptitude à communiquer est devenue un ressort essentiel de la profession.

S’engager dans le quotidien

La notion d’engagement se vit aussi au quotidien pour les professionnels de l’actuariat, en trouvant du sens dans leur travail. « Un actuaire a toujours été engagé dans le sens où il est dans son époque, souligne Magali Noé. Quand on tarifie un produit ou que l’on évalue un risque, on vit avec son temps. Et l’actuaire sera encore plus engagé, si on considère que l’époque dans laquelle on vit va être dominée par la data. Un actuaire est de plus en plus engagé au sens où il sera de plus en plus sollicité. » Une responsabilité étendue qui justifie le recours à son management, à ses pairs ou à un coach…

Beaucoup témoignent en effet de la nécessité de trouver un équilibre personnel. « Les actuaires cherchent souvent la perfection et la maîtrise totale du risque », note Magali Noé. En pratique, elle suggère à certains actuaires de solliciter des formations inédites, en dehors de leur « zone de confort ». « Le métier évolue et à partir du moment où des machines peuvent effectuer certains calculs, s’engager, c’est aussi réinventer son métier, explique-t-elle. Il y a un beau défi qui consiste à se concentrer, aussi, sur la plus-value que l’on peut apporter en tant qu’humain. Les actuaires peuvent proposer autre chose. Ceux qui développeront des “ soft skills ” deviendront des acteurs essentiels des organisations. Car le leadership, le charisme ou l’empathie client prennent une réelle importance. » Enfin, ces « explorateurs » ont l’opportunité d’investir des territoires encore inconnus. « Les nouveaux défis pour les actuaires, doivent porter sur la relation client afin de proposer des gammes de produits adaptées aux besoins des assurés, suggère Sébastien Nouet. Les employeurs pourront ainsi faire travailler plus facilement les actuaires dans des équipes pluridisciplinaires composées de marketeurs, d’informaticiens, de médecins, de financiers ou de comptables… »
Quel que soit le domaine, l’actuaire développe assurément ses capacités à interagir avec l’extérieur en s’engageant dans des organisations de travail plus transversales et dans l’intérêt de tous.

Favoriser l’engagement de l’actuaire
selon son profil

Pour mieux accompagner les actuaires, Philippe Burger, actuaire qualifié IA, associé responsable capital humain chez Deloitte, a appris à distinguer deux catégories de professionnels. « Certains sont des experts, avec des profils très “analytiques” qui vont se développer beaucoup en verticalité et creuser leur expertise, observe-t-il. D’autres, plus “généralistes”, apprécient de déployer des compétences nouvelles, en dehors de leurs sujets de prédilection, pour collaborer avec différentes professions et évaluer ainsi davantage l’impact de leur travail. » Philippe Burger voit dans toute baisse d’engagement un danger potentiel. « Pour le collaborateur, c’est le danger de l’ennui ou du rejet de l’organisation. Dès lors qu’il commence à “ronronner”, un actuaire court le risque d’être rapidement dépassé car ses compétences techniques peuvent vite devenir obsolètes. L’organisation doit savoir comment répondre aux différentes aspirations du collaborateur car il peut partir. Dans une population où la demande excède l’offre, la guerre des talents existe et les organisations doivent rivaliser pour rester attractives et performantes. » Au quotidien, il invite les managers à rester à l’écoute et à être sensibles aux éventuels signes de démotivation. « En cas de signaux faibles, l’entreprise peut aider le collaborateur à identifier son moteur personnel de motivation, en proposant, par exemple, un coaching ou de passer des tests. Il y a des tests de personnalité très intéressants comme le MBTI, le Business Chemistry, le Big Picture ou Arc-en-ciel, qui permettent d’identifier les facteurs de motivation. »

Le coaching
pour retrouver de l’engagement

Pour retrouver son engagement, l’intérêt et le plaisir à exercer son poste, le coaching peut constituer une solution intéressante. Initiative personnelle ou financée par l’employeur, il s’adresse à un salarié ou à une équipe sur la base du volontariat. « L’engagement est un sujet qui revient fréquemment dans mes séances de coaching et qui touche pour beaucoup à la motivation, confirme Marie Gonon, ancienne actuaire devenue coach. Je vois des actuaires qui, justement, un jour, observent qu’ils ont moins de plaisir à aller travailler le matin et aimeraient bien retrouver une forme d’engagement. » Selon la problématique, un nombre de séances est défini et les échanges resteront strictement confidentiels. Mais l’engagement est aussi une affaire de management et l’encadrement devra s’impliquer pour le susciter. « Je connais un manager qui mène ses entretiens annuels sur trois axes, témoigne Marie Gonon. Il interroge à chaque fois ses actuaires sur leur envie d’apprendre, le degré d’autonomie auquel ils aspirent et le sens qu’ils souhaitent donner à leurs objectifs. Je peux vous dire que cela suscite ensuite une dynamique et un engagement extraordinaires. » Inspiré par son manager, l’actuaire peut s’engager dans de bonnes conditions et trouver les moyens de se réaliser dans son travail.

 

–    POINT DE VUE   –

François Bonnin

Actuaire certifié IA CERA et conseiller scientifique de l’actuariel, directeur finance quantitative
et actuariat financier chez KPMG France et auteur du livre Piloter la fonction actuarielle
(éd. L’Argus de l’assurance, 2013)

« L’engagement de l’actuaire responsable est aussi une question de gouvernance »

 

En quoi l’engagement d’un actuaire responsable est-il différent de celui d’un actuaire classique ?
François Bonnin : L’actuaire responsable est désormais porteur d’une fonction clé. Bien sûr, le code de déontologie s’applique à tous les actuaires. Mais, avec la directive Solvabilité II, l’actuaire responsable endosse quasiment un rôle de garant du montant des provisions et de la politique de souscription et de réassurance. Il a un devoir vis-à-vis de l’autorité de contrôle, l’ACPR. Alors qu’un actuaire « classique » va « simplement » faire des calculs de tarifs de provisions, l’actuaire responsable va signer un rapport. Certes, dans le droit français, la responsabilité légale de cette signature demeure floue car il reste salarié, et à ce titre subordonné à son entreprise. Mais dès lors qu’il signe un rapport, il est difficile d’imaginer que sa responsabilité sera toujours, et par principe, nulle et non avenue.

Que se passe-t-il alors s’il perçoit une contradiction entre la politique tarifaire de l’entreprise et la sécurité de long terme de celle-ci ou de ses clients ?
François Bonnin : L’actuaire responsable de la fonction actuarielle privilégie la sécurité de long terme, là ou d’autres fonctions de l’entreprise doivent tenir compte de contraintes et d’objectifs de plus court terme, commerciaux ou financiers par exemple. On peut tout à fait imaginer une problématique autour de garanties financières annexes à un contrat d’assurance-vie qu’il jugerait sous-tarifées, sans que les concepteurs du produit en aient conscience. Il faut bien voir que chaque acteur agit tout à la fois conformément à ses intérêts et dans un cadre qui lui paraît être conforme aux objectifs de l’entreprise et à l’intérêt des clients. Mais le rôle de l’actuaire reste de mesurer les risques, pour alerter mais surtout pour éclairer en amont les décisions de l’entreprise. Il doit pour cela être capable de formuler des hypothèses « raisonnablement hors cadre ».

Cela signifie que l’actuaire doit faire preuve de courage pour faire entendre sa voix ?
François Bonnin : Toutes les fonctions à responsabilité demandent du courage ! Mais, dans la fonction actuarielle, cela suppose de résister à un éventuel discours dominant autant qu’à des modes. L’actuaire doit être capable d’exercer sa fonction de lanceur d’alerte à bon escient, ni trop ni trop peu. Cette capacité s’acquiert avec l’expérience, après s’être frotté à des environnements différents et avoir été confronté à des crises. Cependant, un actuaire peut aussi trouver de l’aide dans des cénacles professionnels, tels que ceux que l’Institut des actuaires essaie justement de promouvoir, de type « club ». L’idée est d’échanger ponctuellement sur ces questionnements, en toute confidentialité, avec d’autres porteurs de la fonction actuarielle, extérieurs à l’entreprise mais confrontés à des problématiques de nature similaire.

L’organisation peut-elle aussi faciliter ce courage ?
François Bonnin : L’engagement, c’est aussi une question de gouvernance – qui doit être formalisée – et de culture d’entreprise – qui par nature ne peut pas l’être entièrement. Cela suppose que la fonction actuarielle ait un accès au niveau de la direction générale, que ce qu’elle écrit soit accessible au conseil d’administration et qu’elle puisse avoir, suffisamment en amont, des échanges avec des fonctions qui auront peut-être des vues différentes des siennes. Même si l’organisation est là, il faudra un réel engagement de l’actuaire pour dire certaines choses mais il faut également libérer la parole en amont des rapports et des communications formelles.

Mais finalement comment faire ?
François Bonnin : Le rôle de l’actuaire n’est pas d’être un oiseau de mauvais augure, surtout a posteriori, ce qui est à peu près inutile. En revanche son devoir est de se concentrer sur le long terme. L’actuaire doit également travailler pour que sa parole puisse être utile et entendue. C’est sa responsabilité de porter des messages techniques ou scientifiques et de les rendre intelligibles pour ses interlocuteurs : décideurs au sein de l’entreprise, dirigeants et, plus rarement, le grand public.

ce que disent
les textes

« L’engagement attendu d’un actuaire membre de l’Institut des actuaires résulte directement des statuts », rappelle Régis de Laroullière, son délégué général, actuaire agrégé IA. « Tout est dit dès l’article 1, précise-t-il. L’Institut est, depuis 1896, un “établissement d’utilité publique” qui a pour objectif “de promouvoir un actuariat de qualité au service du public”. C’est une phrase très importante qui, d’emblée, fait le pont avec la notion d’engagement. Si vous êtes membre de l’Institut, c’est que vous adhérez à ces statuts et que vous rejoignez une communauté de professionnels compétents et fiables, ce qui vise à “préserver l’intérêt du public”. » Au niveau mondial, les lignes directrices de l’OCDE sur la gouvernance des assureurs, actualisées par le Conseil en 2011, certes non contraignantes, font une recommandation spécifique claire pour ce qui concerne le responsable de la fonction actuarielle : « Outre l’intégrité et l’expertise dont il devrait faire preuve, l’actuaire devrait compter parmi les membres en règle d’une association professionnelle. Cette association devrait imposer à ses membres de respecter des normes strictes de pratique du métier, de contrôle qualité et d’éthique. »

Solvabilité II : la référence européenne

En Europe, c’est la directive Solvabilité II qui vise à assurer la sécurité des preneurs d’assurance et la stabilité financière. La gouvernance des risques qu’elle met en place repose sur quatre fonctions clés, dont la fonction actuarielle. Dirigeants et responsables des fonctions clés doivent répondre à de strictes exigences « de compétences et d’honorabilité ». En dernier lieu et en France, la notice de l’ACPR du 2 novembre 2016 précise ces exigences. « Cette notice souligne l’importance de la formation des responsables. » Reste à savoir comment ces textes s’appliquent en pratique. « L’actuaire doit occuper toute sa place, mais rien que sa place, résume Régis de Laroullière. Dans les situations délicates, il doit savoir informer qui de droit avec courage, compétence, et surtout trouver les mots justes pour le dire. »