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ALAIN GRANDJEAN

Fondateur de Carbone 4 et président de la Fondation Nicolas Hulot*

L'actuariel 32

Écologie Environnement Social & éthique

La ligne directrice d’Alain Grandjean est claire : concilier la logique économique et les enjeux environnementaux et sociaux. Il répond à L’Actuariel et expose son projet « Libérer l’investissement vert »

1983 : Diplômé de l’École polytechnique, de l’ENSAE et docteur en économie de l’environnement

Depuis 2007 : Fondateur et associé de Carbone 4, cabinet de conseil et d’études spécialisé sur la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique

2009 : Membre de la commission « grand emprunt » Juppé-Rocard

2015 : Membre de la commission Canfin-Grandjean sur les financements en faveur de la lutte contre le changement climatique

2018 : Membre de la commission Alain Quinet sur la valeur du carbone

Depuis 2018 : Membre du Haut Conseil pour le climat

Depuis le 30 janvier 2019 : Président de la Fondation Nicolas Hulot


Où en est la France par rapport à ses objectifs climatiques ?

Alain GRANDJEAN : Nous sommes en retard. Selon le bilan de l’Observatoire climat-énergie, la France a émis + 6,7 % de gaz à effet de serre par rapport aux indicateurs de la Stratégie nationale bas carbone et de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Elle a également dépassé de 4,2 % les objectifs de sa consommation nationale d’énergie. Les émissions ont augmenté de 3,2 % en 2017. Pour 2018, nous attendons les chiffres précis, mais la tendance devrait encore être à la hausse, en raison notamment du secteur des transports.

Qu’en est-il des montants investis pour la transition écologique et énergétique ?

Alain GRANDJEAN : Sans surprise, le compte n’y est pas. En se calant sur les objectifs de la PPE, le think-tank I4CE a estimé que les montants à investir dans la transition écologique et climatique devraient se situer en moyenne annuelle aux alentours de 70 milliards par an pour la période 2019-2023, ce qui correspond à un peu plus de 3 % du PIB. Or, fin 2017, ces investissements ne s’élevaient qu’à 41 milliards d’euros sur l’année, dont environ un tiers relevait des acteurs publics, les deux autres tiers étant répartis entre les ménages et les entreprises. Il est donc nécessaire d’accroître l’investissement public comme privé d’une trentaine de milliards par an.

Dans ce but, vous proposez de sortir l’investissement vert du déficit public. Pourquoi ?

Alain GRANDJEAN : On ne fera pas plus d’écologie avec moins de moyens. Avec les économistes Marion Cohen et Gaël Giraud, nous avons donc proposé de « libérer l’investissement vert ». Il s’agit d’isoler, dans le calcul du déficit public, les fonds publics affectés aux investissements de transition : infrastructures de transport, rénovation thermique des bâtiments, réseaux de chaleur, etc. Comme détaillé plus haut, cela correspondrait à une vingtaine de milliards par an pour la partie publique, soit 1 % du PIB. En outre, libérer l’investissement vert entraînerait un regain d’activité et aurait donc un effet positif sur ce PIB et sur la balance commerciale française. Rappelons que le déficit de cette balance est largement lié aux importations énergétiques.

Y a-t-il un obstacle comptable ?

Alain GRANDJEAN : Oui, mais un obstacle tout à fait surmontable : les règles de calcul du déficit établies par le système européen des comptes (SEC) ne distinguent en effet pas les dépenses en capital des dépenses de fonctionnement. Or il faut établir cette distinction comme toute entreprise privée, qui ne mélange pas les investissements nécessaires à son avenir et ses dépenses de fonctionnement.

Est-il possible d’avancer sans attendre et sans changer les traités européens ?

Alain GRANDJEAN : Oui, et c’est la bonne nouvelle : il est inutile de modifier les textes, il suffit de faire évoluer les instruments européens de pilotage économique. La solution tient en deux mots : les marges de flexibilité. Ces marges peuvent être utilisées par la Commission européenne dans l’interprétation des textes relatifs à la coordination des politiques économiques et aux déficits publics. Elles ont d’ailleurs déjà été exploitées dans le cadre du plan Juncker. Nous proposons que seuls les investissements dont l’impact climat à terme est positif soient éligibles à la flexibilité.

Les textes fondateurs de l’Union européenne seraient même un levier. En quoi ?

Alain GRANDJEAN : Dans l’article 3 du traité de Maastricht, on peut lire que « l’Union oeuvre pour le développement durable de l’Europe », mais aussi qu’elle contribue « à la paix, à la sécurité, au développement durable de la planète, à la solidarité et au respect mutuel entre les peuples, etc. » Il y a donc bien toute une dimension sociale et environnementale qui est fondamentale. En outre, l’article 119 du traité de Rome [actualisé en 1992, ndlr] stipule que « les États membres conduisent leurs politiques économiques en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 ».

Pourquoi a-t-on oublié ces dimensions sociales et environnementales ?

Alain GRANDJEAN : La crise financière de 2008 a fait peur à tout le monde. Depuis une dizaine d’années, on a donc limité le champ de la coordination économique à des questions de comptabilité budgétaire. Mais laisser entièrement de côté le social et l’environnemental favorise l’émergence de ces deux sources majeures d’instabilité. En France, le mouvement de contestation des gilets jaunes en est la preuve condensée.

N’y a-t-il pas un danger à faire dériver la dette publique ?

Alain GRANDJEAN : Remarquons d’abord que, depuis la création de l’euro, il n’y a pas eu une année sans qu’un pays ait été en déficit excessif. Or aucune sanction n’a jamais été engagée. La plupart des gens pensent qu’il y a une règle de 3 % strictement intangible, en ignorant qu’elle est souvent dépassée. Par ailleurs, si les besoins de financement sont couverts par des émissions obligataires sur le marché, il n’y a pas à craindre pour la dette publique. On peut être en déficit comme l’est la France et s’endetter à taux négatif. La signature française est toujours d’excellente qualité. En outre, même si la Banque centrale européenne remontait ses taux, ce qui est improbable au vu de la conjoncture économique, cela ne changerait pas grand-chose : l’augmentation de la charge annuelle des intérêts serait très progressive. Pas de risque sérieux non plus d’attaque spéculative, la BCE ayant montré – avec les politiques de quantitative easing – qu’elle pouvait au besoin employer des méthodes non conventionnelles. Elle le ferait pour un pays aussi important pour l’Europe que la France.

Certains avancent que c’est davantage le manque de projets qui limite l’investissement. Qu’en dites vous ?

Alain GRANDJEAN : Je ne pense pas qu’il y ait un manque de projets. En revanche, il y a des projets qui ne trouvent pas de financement parce qu’ils ne sont pas présentés selon les attentes des banquiers et des financiers. Parfois parce que ceux-ci les considèrent comme insuffisamment rentables, souvent par manque de valorisation de leurs divers impacts positifs. Enfin, la situation financière du porteur de projet peut également être jugée peu rassurante. Résultat : les acteurs privés et les collectivités territoriales ont, en règle générale, beaucoup plus de projets que de capacités à les financer.

Autre frein invoqué : la complexité des mécanismes sur le terrain…

Alain GRANDJEAN : Il est vrai que, sur le terrain, les financements sont multiples, les délais diffèrent, les règles du jeu écrites ou non écrites varient d’un interlocuteur à l’autre et parfois même d’une année à l’autre. Bref, le traitement administratif est souvent un véritable parcours du combattant. Et même après réception des travaux… La complexité des aides et le nombre excessif d’acteurs touchent aussi les particuliers. Mais, s’il est nécessaire et urgent de simplifier les démarches, il faudra toujours des moyens financiers.

La France peut-elle avancer seule ?

Alain GRANDJEAN : On m’oppose parfois qu’une approche unilatérale serait dangereuse car elle favoriserait les populistes. Je pense en fait tout le contraire : la construction européenne est en danger, notamment parce que les règles comptables ne sont pas comprises par les citoyens, et la croissance du populisme en Europe est justement liée à ce qui est perçu comme une politique d’austérité. S’attaquer à ces règles, de manière construite et rationnelle, constituerait donc la réponse adéquate. Par ailleurs, le temps presse sur le front climatique : il faut donc avancer et, en parallèle, entamer des discussions européennes. Arrêtons de dire qu’il faut que l’on soit tous d’accord pour initier un mouvement. Montrer notre volonté d’agir peut faire bouger nos voisins européens. Mais une chose est sûre : les élections européennes seront déterminantes.

La fiscalité écologique a-t-elle sa place ?

Alain GRANDJEAN : Oui, mais elle doit être accompagnée de concertations et de mesures adaptées pour les populations en difficulté, comme le montre encore une fois la contestation des gilets jaunes. 10 milliards ont été mis sur la table pour améliorer le climat social, mais il ne faut pas abandonner pour autant la hausse de la taxe carbone et il faut bien construire les politiques d’accompagnement. Sur ce sujet, je préconise de ne pas séparer le prix du baril du prix de la taxe. Cela dit, la fiscalité n’est pas tout : l’éducation et la formation sont essentielles pour favoriser la prise de conscience et préparer aux métiers de demain.

La France a-t-elle des atouts particuliers ?

Alain GRANDJEAN : Nous avons des entreprises d’envergure internationale (voire des leaders mondiaux) dans tous les secteurs clefs de la transition : énergie, économie circulaire, construction et rénovation du BTP, construction automobile… Si ces fleurons de l’industrie française comprennent que la transition est inévitable et qu’elles y mettent les moyens, elles ont une place de choix à prendre. Mais, tous secteurs confondus, nous allons devoir faire face à des mutations massives, car 70 % de la consommation de l’énergie finale en France provient toujours des énergies fossiles. Je sais que c’est difficile car je reste pragmatique. Il y a des parties prenantes, des salariés, des hommes politiques qui défendent leur bassin d’emploi. Je crains donc, hélas, et malgré tout, du gaspillage, qui conduira inévitablement à des stranded assets.

Quel rôle pour les assureurs ?

Alain GRANDJEAN : En raison de leur exposition particulière aux risques physiques, assureurs et réassureurs détiennent une masse d’information exploitable par d’autres acteurs et notamment les particuliers. Ils ont donc un rôle d’information sur les dommages à venir, la déformation du prix du foncier et bien sûr la prévention. En tant que gestionnaires d’actifs, ils ont un rôle déterminant dans le fléchage de l’épargne vers les besoins de la transition.

Vous avez justement soutenu un amendement à la loi Pacte concernant l’assurance-vie. De quoi s’agit-il ?

Alain GRANDJEAN : Deux tiers des épargnants français souhaitent que leurs placements aient un impact environnemental et social positif. Il faut en profiter ! Or, aujourd’hui, seul 5 % de l’encours en unités de compte est géré selon des critères relevant de l’ISR (investissement socialement responsable), et 1,9 % seulement dispose d’un label reconnu. Avec Michel Lepetit, spécialiste du secteur, nous voudrions donc encourager les transferts individuels des contrats d’assurance-vie vers des contrats longs, sans possibilité de retrait pendant huit ans et orientés vers les labels TEEC et ISR. Ces contrats devront être garantis par l’État à leur échéance. L’amendement déposé fin janvier n’a pas été retenu, mais nous continuons bien sûr à soutenir l’idée.

Ce projet veut stimuler la concurrence entre les assureurs. Pourquoi et comment ?

Alain GRANDJEAN : Pour des raisons historiques, le secteur des assurances est assez peu concurrentiel. Cela contribue au manque de mobilisation face au défi du changement climatique. Pour déjouer cette inertie, nous souhaitons remettre en cause la non-transférabilité des contrats d’assurance-vie individuelle entre compagnies. La réforme prévoit donc que les épargnants puissent quitter leur assureur actuel, ce qui pourra inciter les compagnies à être plus innovantes dans ce domaine.

Quel est votre rôle au sein du Haut Conseil pour le climat ?

Alain GRANDJEAN : Je ne peux pas m’exprimer hors mandat. Une chose est sûre, je ne suis pas schizophrène. Je vais donc proposer que le Haut Conseil travaille sur ces questions et ne se limite pas à faire des commentaires sur les politiques sectorielles : transport, bâtiment… Le premier rapport officiel sortira avant le début de l’été.