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Maladies chroniques : l’envers du décor

Quand la médecine soigne mais ne guérit pas.

L'actuariel 27

Sociologie

Vieillissement de la population et progrès médicaux ont transformé des maladies aiguës  et souvent mortelles en pathologies chroniques. Au-delà de la tendance, reste à comprendre les tenants  et les aboutissants de cet énorme défi social.

On estime leur nombre à 20 millions en France. 20 millions de personnes atteintes de maladies chroniques ou, pour reprendre la définition large de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), d’un « problème de santé qui nécessite une prise en charge pendant plusieurs années ».

En vingt ans, le nombre d’assurés souffrant d’une affection de longue durée a doublé dans l’Hexagone. Et ça n’est pas fini. La Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) prévoit pour la période 2015-2020 une augmentation de 14 % pour les maladies cardio-neuro-vasculaires, de 12 % pour les diabètes, de 10 % pour les pathologies respiratoires chroniques, de 11 % pour les maladies psychiatriques et jusqu’à 20 % pour les maladies inflammatoires.

Pour une grande part, l’augmentation de la prévalence de ces maladies tient au vieillissement de la population et à des progrès médicaux. On vit plus longtemps, on a donc plus de chances de développer des pathologies dont on mourra moins, ou moins vite.

Rupture ou confirmation de tendance ?

Faut-il pour autant parler d’explosion ? Ou bien ces données, si impressionnantes qu’elles soient, ne font-elles finalement que confirmer une tendance ? La Cnamts pointe elle-même un ralentissement de la progression de plusieurs pathologies. Le nombre de patients atteints de maladies cardio-neuro-vasculaires ne devrait ainsi progresser « que » de 2,7 % par an pour la période de 2016 à 2020 (contre 3,3 % entre 2013 et 2015). « Ces infléchissements s’expliquent en partie par une progression démographique moins soutenue », souligne Aline Désesquelles, chercheuse à l’Ined. En outre, si l’on observe le phénomène des maladies chroniques sur la durée, la vraie « nouveauté » tient sans doute moins à l’augmentation des effectifs qu’aux interactions des incidences entre elles. Car on meurt de plus en plus souvent d’une combinaison de facteurs. « Les certificats de décès remplis par les médecins mentionnent en général plusieurs causes : 2,4 en moyenne en 2011 », note Aline Désesquelles. Les causes dites associées peuvent être des facteurs de risque pour la cause dite initiale, comme, par exemple, l’hépatite virale chronique pour un cancer du foie.

Elles peuvent également interagir avec la cause initiale, soit en l’aggravant, soit en affaiblissant davantage le patient, soit en rendant le traitement plus complexe ou moins efficace. « Certains traitements contre le cancer peuvent concourir à de l’insuffisance cardiaque. La radiothérapie peut contribuer au rétrécissement coronarien. Ces interactions génèrent des interrogations. Quel traitement privilégier, cancer ou cœur ? Quel risque anticiper ? », se demande Jean-Pierre Usdin, cardiologue, ancien chef du département cardiologie de l’Hôpital américain de Paris.

« En vue de cette augmentation de la prévalence des maladies chroniques, de la dimension multifactorielle et de l’incertitude des prises en charge des systèmes publics, les produits d’assurance commercialisés pour faire face à ces risques sont en croissance, en particulier en Asie. Pour mieux comprendre les tendances de la région asiatique, nous avons récemment organisé une conférence sur ce sujet avec la participation d’épidémiologistes, économistes et démographes », précise Mohamed Baccouche, actuaire certifié IA, Life Saving & Health Chief Risk Officer et Chief Actuary du Groupe Axa.

Une lecture indifférenciée des pathologies

La difficulté à modéliser le risque lié aux maladies chroniques tient précisément à la dimension multifactorielle. Or c’est à ce jour une lecture indifférenciée de « la » maladie chronique qui prévaut et dans le champ médical, où les disciplines sont encore très largement compartimentées, et dans les tables de prévoyance. « Les assureurs développent plutôt des offres ciblant des bouquets de maladies – qu’on appelle “ maladies redoutées ” – afin de jouer sur des effets de mutualisation », note Marie-Catherine Sarraudy, actuaire certifiée IA, Partner Actuarial Services chez Optimind Winter. Avec, pour clés principales de lecture, des critères de dépendance. « On va d’abord évaluer les probabilités d’entrée en état de dépendance (dans la vie quotidienne, au travail…). Puis s’intéresser aux probabilités d’aggravation de la dépendance, jusqu’au risque de décès, explique Stéphane Loisel, actuaire agrégé IA, professeur à l’université Lyon 1, Institut de science financière et d’assurances (Isfa). L’heure est à des modélisations relativement maîtrisées, dont la difficulté technique majeure tient à la pluralité et à la gradation des états de santé (bonne santé, incapacité temporaire, invalidité, décès…). »

Maladies chroniques :
de quoi parle-t-on?

Il n’existe pas de définition ni de liste des maladies chroniques faisant l’unanimité. Si l’Organisation mondiale de la santé (OMS) parle d’un « problème de santé qui nécessite une prise en charge pendant plusieurs années », le Haut Conseil de la santé publique pose pour sa part trois prérequis : la présence d’un état pathologique physique, psychologique ou cognitif appelé à durer ; une ancienneté minimale de trois mois ; un retentissement sur la vie quotidienne se traduisant par une limitation fonctionnelle des activités sociales, par une dépendance (médicament, régime, technologie médicale, appareillage ou assistance personnelle) et/ou par la nécessité de soins médicaux ou paramédicaux ou d’une aide psychologique. Les maladies chroniques recouvrent :

  • des pathologies non transmissibles (bronchites chroniques, cancer, diabète, insuffisance rénale chronique, maladies cardio-vasculaires, maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, psoriasis) ;

  • des maladies qui peuvent être lourdement invalidantes (sclérose en plaques) ;

  • des maladies rares (mucoviscidose, hémophilie, maladie de Willebrand, pathologies plaquettaires, drépanocytose, myopathies) ;

  • des infections transmissibles persistantes (VIH, hépatite C) ;

  • des troubles mentaux de longue durée (dépression, schizophrénie) ;

  • des maladies neurologiques ou neurodégénératives (tremblement essentiel, Parkinson, Alzheimer) ;

  • des maladies à douleur chronique (rhumatismes inflammatoires chroniques ou fibromyalgie).

 

Les facteurs sociaux et économiques de la maladie

Et c’est sans compter les facteurs de risque psychologiques, économiques et sociaux, qui peuvent considérablement modifier le pronostic mais aussi la nature et les modalités de la prise en charge. Ainsi en va-t-il de l’obésité, dont la prévalence continue d’augmenter pour atteindre 15 %. « C’est une maladie chronique, mais c’est aussi un fait de société, avec un très fort gradient social », confirme Jean-Michel Oppert, chef de service du centre de recherche et de médecine de l’obésité de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière AP-HP à Paris.

Alors, à quand une prise en compte de la dimension multifactorielle de la survenue des maladies chroniques (pollution, comportements sociaux, environnement sanitaire), ainsi que des paramètres plus « politiques » (transformation du système de santé, qualité de la prise en charge, réglementation…) ? « Cette démarche induit un préalable : l’accès à une masse importante de données de santé publique (Sécurité sociale, acteurs du système de soins, sociologues…), note Stéphane Loisel. Alors seulement les actuaires pourront établir des probabilités pathologie par pathologie. Et là, les choses seront beaucoup plus complexes. Car plus la lecture actuarielle s’inscrira dans une double logique de segmentation des pathologies et de longévité, plus elle se trouvera face à des risques en compétition. »

La piste de l’immunothérapie

Quid également des progrès dans les traitements, qui ne manqueront pas de rejaillir sur l’espérance de vie ? Les regards sont notamment tournés vers l’immunothérapie. Cette thérapeutique, qui vise à mobiliser les défenses immunitaires du patient contre sa maladie, a récemment permis des avancées remarquables là où les approches traditionnelles (chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie) se sont montrées impuissantes. Elle permet d’ores et déjà de soigner des patients jusqu’à leur permettre de reprendre une vie « normale », de travailler, quand on ne pouvait jusqu’alors que leur garantir une survie au prix de traitements lourds et agressifs. Exemple le plus frappant, la maladie de Hodgkin, un cancer du système lymphatique : dans 80 % des cas, les anticorps immunothérapeutiques réussissent là où les autres traitements ont échoué. Mieux : ils pourraient rapidement parvenir à guérir les patients de maladies jusqu’ici non guérissables. « Nous sommes à l’aube d’une vraie révolution. Dans 5 % des cancers métastasés du côlon, l’immunothérapie non seulement réussit, mais il est probable que bientôt certains patients guériront », explique Thierry André, chef du service d’oncologie médicale de l’hôpital Saint-Antoine AP-HP.

Avec la question des progrès médicaux se pose celle de leur coût et de la capacité de la société à les supporter. Les dépenses liées aux affections de longue durée représentent aujourd’hui 60,8 % du total des remboursements de l’assurance maladie. Certains traitements mobilisés dans des thérapeutiques de pointe coûtent cher. Prenons le cas de l’immunothérapie : entre 80 000 et 90 000 euros par an et par patient, pour des anticorps dont les facteurs prédictifs d’efficacité sont encore assez méconnus. Autrement dit, dont on ne sait pas bien avant le traitement s’ils vont fonctionner ou pas. Faute de pouvoir cibler avec justesse, on doit donc jouer sur des effets de nombre. Cher, très cher, même. Certes, mais à quelle échelle ? Où placer le curseur de l’équation économique ? « L’enjeu ne mérite-t-il pas que l’on raisonne davantage en termes d’investissement que de dépenses ? », demande Thierry André.

Solvabiliser les dispositifs de prévention

La question vaut pour tous les acteurs du système de santé dans son périmètre le plus élargi. Aujourd’hui, c’est notamment l’investissement dans les dispositifs et les actions de prévention qui draine les réflexions. Helmuth Cremer, professeur à la Toulouse School of Economics, s’intéresse ainsi à la pertinence économique des taxes de type “taxe soda”, censées prévenir les phénomènes d’obésité. « Il y a encore très peu de recherche économique sur l’efficience de ces taxes, leur impact net, leurs biais socialement régressifs (sous-redistribution des bénéfices aux plus pauvres), leur incidence sur une stratégie d’adaptation des industriels (notamment sur les composants en sucre des produits). Or cette analyse rigoureuse des mécanismes de causalité entre dispositifs et évolutions de santé est nécessaire pour outiller les politiques publiques. »

Un travail scientifique sur la prévention que les acteurs de l’assurance santé et prévoyance appellent également de leurs vœux. Beaucoup d’entre eux cherchent aujourd’hui à migrer vers une logique vertueuse, avec des assurés exposés à de moindres risques, des assureurs couvrant des risques plus faibles et une ressource publique moins ponctionnée. Mais reste encore à en fonder les bases économiques.

Un nouveau métier pour les assureurs ?

« La prévention peut devenir un nouveau métier pour les assureurs mais elle coûte très cher. Il est donc nécessaire de savoir comment solvabiliser les dispositifs et les rendre efficaces », explique Pascal Broussoux, actuaire certifié IA, directeur adjoint à la direction des finances du groupe Humanis. L’objectif de la chaire Prévent’Horizon* consiste à développer des modèles de la prévention en santé qui restaure les incitations nécessaires à la soutenabilité de ce marché. Il va néanmoins falloir attendre un peu. La chaire s’est donné cinq ans pour intégrer les modèles de la prévention en santé dans le calcul économique des acteurs de l’assurance.

* Créée à l’initiative des laboratoires SAF (Sciences Actuarielle et Financière) et HESPER (Health Services and Performance Research) de l’université  Claude Bernard Lyon 1 dans le cadre de la Fondation du Risque et avec le soutien de neuf acteurs de l’assurance.

Le droit à l’oubli,
quand et pour qui ?

 

Jusqu’à quand est-on considéré comme « à risque » par son assureur ? La réglementation évolue, permettant d’éviter la déclaration, passé un certain délai post-traitement.

Chaque année, en France, 15 % des demandes d’assurance de prêt présentent un « risque de santé aggravé ». La sanction est alors immédiate : surprimes ou exclusions de garantie.

Renégocier son contrat d’assurance
Pour faciliter l’accès au crédit des personnes malades, pouvoirs publics et professionnels de l’assurance ont conclu en 2006 une convention baptisée Aeras (s’assurer et emprunter avec un risque aggravé de santé). Depuis, cette convention s’est régulièrement enrichie de nouvelles dispositions, dont un  avenant, signé le 2 septembre 2015, qui introduit le « droit à l’oubli ». « Le droit à l’oubli est intimement lié au droit de renégocier son contrat d’assurance annuellement. On va ainsi considérer que, passé certains délais, les personnes ayant suivi un traitement médical à un moment de leur vie peuvent, en toute légalité, ne plus le mentionner quand il est scientifiquement avéré que l’antécédent médical n’a plus d’incidence sur l’appréciation du risque. Cela leur donne la certitude d’obtenir un meilleur tarif », explique Sylvain Coriat, actuaire certifié IA, directeur des assurances de personnes d’Allianz. Qui peut bénéficier de ce droit à l’oubli ? La loi du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé a établi une grille de référence qui fixe les délais, maladie par maladie, au terme desquels les anciens malades peuvent souscrire un contrat d’assurance sans surprime ni exclusion de garantie. À ce jour, tous les anciens malades du cancer dont le traitement a cessé depuis plus de dix ans n’ont plus à déclarer à leur assureur qu’ils ont été malades. Pour eux et eux seuls, le droit à l’oubli s’applique pleinement.

Une portée encore très limitée
Pour les anciens malades d’un cancer du col de l’utérus, de certains cancers du sein, d’un mélanome de la peau et de l’hépatite C, le délai tombe à un an après la fin du traitement et sans rechute. Pour les anciens malades d’un cancer de la thyroïde ou d’un testicule, le délai est compris entre trois et dix ans après la fin du traitement et sans rechute. Mais, dans tous ces cas, le questionnaire de santé demeure un passage obligé. « Entre la complexité des procédures et les revers subis, beaucoup renoncent à faire connaître leur état de santé, quitte à effectuer de fausses déclarations. Outre le fait qu’ils se mettent dans l’illégalité, ils prennent un risque considérable, celui de se priver de toute couverture en cas de difficulté », souligne Frédéric Lert, président du collectif [im]Patients, chroniques & associés, qui fédère treize associations de personnes atteintes par une maladie chronique. La grille de référence a vocation à être actualisée au rythme des progrès thérapeutiques et de la disponibilité des données de santé nécessaires. Ainsi, les conditions appliquées aux personnes séropositives devraient bientôt être revues. Jusqu’à présent, lorsqu’une personne séropositive souhaitait contracter un crédit immobilier, elle s’exposait à des surprimes pouvant atteindre 300 %. Celles-ci devraient être plafonnées à 100 % à la faveur de certains critères. Là encore, pas de vrai droit à l’oubli. « Les efforts menés sont louables, affirme Stéphane Loisel, professeur des universités, laboratoire de Sciences actuarielle et financière (Isfa) de l’université Lyon 1. Mais beaucoup de personnes restent non éligibles aux critères nouvellement institués. Et l’enjeu demeure entier : celui d’une société à la fois inclusive et qui maintienne un système de protection soutenable. »