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CÉDRIC VILLANI

Mathématicien et Médaille Fields 2010

L'actuariel 24

Sciences & tech

Cédric Villani, mathématicien et Médaille Fields 2010, répond aux questions de l’actuariel et explique sa vision des mathématiques.

1973 : Naissance à Brive-la-Gaillarde

1992-1996 : École normale supérieure

1994 : Agrégation de mathématiques

1996-2000 : Agrégé préparateur à l’École normale supérieure

1998 : Thèse sur la théorie mathématique de l’équation de Boltzmann

2000-2010 : Enseignant-chercheur à l’ENS de Lyon

2003 : Publication de Topics in Optimal Transportation

2008 : Publication d’Optimal Transport, Old and New

Depuis 2009 : Directeur de l’Institut Henri Poincaré à Paris

2009 : Chevalier de l’ordre national du Mérite

Depuis 2010 : Enseignant-chercheur à l’université Claude-Bernard Lyon I

2010 : Médaille Fields

2011 : Chevalier de la Légion d’honneur


Les mathématiques sont-elles un outil de prédiction ?

Cédric VILLANI : Comme toute démarche scientifique, les mathématiques cherchent à décrire, comprendre et reproduire. Dans cette trilogie, la plus grande motivation du mathématicien est de comprendre, de la façon la plus précise, quantitative et abstraite possible. Et prédire fait partie de comprendre, cela permet de valider un modèle.
Beaucoup de disciplines ont besoin du soutien des mathématiques pour passer à une étape de sûreté. La première discipline à se mathématiser fut la physique, au XVIIe siècle. En ce moment, c’est au tour de la médecine, à une autre époque, ce fut la finance.
Aujourd’hui, l’action sur le « comprendre » est remise en cause par l’émergence du Big Data, qui essaie, pour caricaturer, de prédire sans comprendre. En gros, pas besoin de modèle, ce qui compte, ce sont les statistiques et la façon d’analyser de très grands jeux de données pour prévoir ce qui va se passer, même si on ne comprend pas pourquoi cela se passe… Présenté comme cela, ce peut être dangereux. Et même s’il faut reconnaître que ces méthodes ont accompli des choses considérables, penser que cela va remplacer les modèles est certainement un leurre.

Quelle est la responsabilité du mathématicien dans l’application de ses découvertes ?

Cédric VILLANI : Il ne peut pas être responsable de l’avenir. Une fois que le scientifique a fait son travail, il n’en a plus l’exclusivité. Il n’y a pas de copyright sur ses idées. Sa responsabilité porte sur ce qu’il fait maintenant : il doit avertir, mettre en garde, expliquer.
Prenons l’exemple de la crise de 2008, certains ont été vilipendés lors du débat autour des notions de copulas, sur la façon de faire des calculs dans des situations en présence de corrélation… Ces recettes mathématiquement simples avaient pourtant été établies avec une mise en garde claire sur la calibration et ont été allègrement utilisées hors contexte. L’auteur n’a rien à se reprocher. Il a averti et expliqué. C’est ensuite une question de responsabilité collective.

Mais dans un monde qui laisse peu de place à la complexité, comment peut-il avertir ?

Cédric VILLANI : C’est une question très délicate. La seule façon de pouvoir avertir est d’être en contact avec les gens. Il faut mélanger aux postes à responsabilité des universitaires et des hommes d’entreprise. Cela implique aussi des comités, des conseils d’administration ou des conseils scientifiques dans lesquels les personnes en responsabilité et les personnes en situation d’expertise puissent se côtoyer et discuter.

Quelles sont les qualités qui font un bon mathématicien ?

Cédric VILLANI : Beaucoup de curiosité, une facilité ou un goût à manipuler les concepts abstraits, de l’acharnement, du travail et une certaine propension à l’obsession. Ajoutons une grande rigueur intellectuelle et de l’imagination.
Perelman, Gromov, Nash, Grothendieck, qui sont reconnus unanimement dans l’histoire des mathématiques du XXe siècle, ont tous été des travailleurs phénoménaux. Mais ce qui force le respect, ce n’est ni leur travail, ni le fait d’avoir résolu un problème que personne ne savait résoudre, c’est qu’ils ont découvert un problème dont personne n’avait imaginé le potentiel. Ils ont eu l’idée que personne n’avait eue.

La recherche fondamentale doit-elle forcément avoir des débouchés ?

Cédric VILLANI : Depuis la recherche mathématique moderne, XVIe – début XVIIe siècle, il y a un double mouvement. Vers l’extérieur, c’est la description d’un problème courant. La mathématisation des paris, par exemple, a donné naissance aux probabilités. Et puis, il y a le problème tourné vers l’intérieur, de pure complexité mathématique, de l’art pour l’art… Les mathématiques appliquées se distinguaient ainsi des mathématiques pures.
Maintenant, tout le monde trouve ce fossé artificiel. Les laboratoires ont fusionné et les contacts avec les entreprises se sont mis en place afin d’assurer un continuum.
Cependant, l’idée qu’il y ait des recherches sans finalité est très bien assumée en mathématiques, et même au-delà. Dans le plus illustre laboratoire de recherche industrielle, les Bell Labs (qui ont inventé coup sur coup le transistor, la théorie de l’information, la téléphonie mobile, le langage C…), il était déjà légitime de faire se côtoyer des chercheurs dont la motivation était la recherche fondamentale et des chercheurs qui avaient des missions très précises. Ils étaient dans les mêmes locaux, et discutaient régulièrement.
Claude Shannon, figure des Bell Labs, mathématicien, ingénieur, pionnier de l’intelligence artificielle, dit bien que ce n’est jamais la question de l’utilité de ses découvertes qui l’a motivé, mais la pure curiosité. Ses écrits révèlent son plaisir à dominer un sujet après l’avoir transformé en concept abstrait, à comprendre la cause, la raison, dans le jeu des concepts, des formules et des liens mathématiques.

Y a-t-il une chronologie du raisonnement ?

Cédric VILLANI : Un cours de mathématiques à la française part du fondamental et va vers l’application. En pratique, l’application motive et suscite fréquemment la théorie. Beaucoup de théories commencent par être des recettes, des découvertes empiriques, des problèmes très pratiques. Une grande partie des concepts de mathématiques fondamentales ont ainsi été inspirés par la physique.
On pourrait également argumenter qu’il est plus facile de commencer par le fondamental. Mais il y a des contre-exemples. Prenez Alan Turing, un autre des pères de l’informatique, l’une des raisons de son succès vient du fait que la Seconde Guerre mondiale l’a conduit à travailler sur des projets appliqués concrets, avec des contraintes de temps et de résultats énormes.

D’où vient le paradoxe en France entre excellence des chercheurs en mathématiques et faiblesse du niveau moyen des élèves mesuré par différents classements internationaux ?

Cédric VILLANI : Pour moi, le problème principal de l’enseignement n’est pas une question de programmes ou de curriculum. Beaucoup reprochent aux programmes français d’être déconnectés du réel. Je ne partage pas ce constat, il ne faut pas se leurrer : à la fin des fins, un cours de maths, c’est forcément abstrait ! L’enjeu, c’est justement d’apprendre aux jeunes à manier un raisonnement abstrait. L’articulation du cours de maths avec le cours de physique ou le cours de techno est l’un des moyens de reconquérir la partie concrète.
C’est essentiellement une question de ressources humaines. Nous avons une population de professeurs désorientés, qui sont de plus en plus difficiles à recruter et qui n’ont plus les moyens d’accomplir leur mission. Face à ce réel souci d’attractivité des postes d’enseignants, il y a un travail collectif à faire.

Quelles sont les conséquences de cette baisse de niveau en mathématiques ?

Cédric VILLANI : Cette vision abstraite, un peu mathématisée, est une force traditionnelle française. Le monde anglo-saxon aime à se gausser de cela, mais ils sont bien contents de récupérer des profils formés à la française dans leurs universités, leurs entreprises ou dans la City londonienne.
Si nous perdons cette compétence, ce sera une perte de performance d’ensemble, avec, à terme, une dévaluation de la compétitivité française. Dans un monde de plus en plus mathématisé, en particulier dans les secteurs de la technologie, ne pas développer les compétences en mathématiques cela veut dire abandonner, accepter le progrès sans rien y comprendre…

Quelle importance revêt pour vous l’internationalisation du savoir et le partage des connaissances ?

Cédric VILLANI : C’est d’abord une question de cohésion de la société. Si vous vous retrouvez dans un monde à deux vitesses, avec d’un côté des gens brillamment formés, dans une dynamique internationale, au courant des techniques, et, de l’autre côté, une partie de la société qui se sent dépassée, qui voit l’avenir avec crainte, vous aboutissez au Brexit, à Donald Trump… Car, à un moment, la partie qui se sent délaissée se révolte, avec toutes les conséquences que l’on découvrira dans les années qui viennent… C’est aux premiers de partager avec les autres.
À l’échelle internationale, c’est la même chose. Je passe du temps en Afrique, j’y vais tous les ans, afin de construire des réseaux et des pistes pour l’avenir. Car c’est là que sont les futurs étudiants et chercheurs et c’est aussi un potentiel considérable de croissance technologique et économique.
Et puis, la France est un pays qui s’est construit comme ouvert sur le monde entier. Je continue à brandir cette idée. Nous avons l’un des réseaux diplomatiques les plus développés du monde, il faut s’inscrire dans cette démarche avec la recherche et l’enseignement supérieur. Et, n’oublions pas, le fait que la France soit une terre d’immigration a été historiquement très important pour ses performances scientifiques. Sur les quatre derniers médaillés Fields français, trois sont nés à l’étranger.

Comment avez-vous choisi le sujet de recherche qui vous a valu la médaille Fields ? Est-ce le hasard, l’interaction avec les autres, la problématique physique ?

Cédric VILLANI : Le processus fut un peu chaotique, le hasard a joué une bonne part, car le sujet n’allait pas de soi. Quand je suis rentré à l’ENS, je n’avais pas les idées claires sur ce que je voulais faire, j’étais surtout motivé par la curiosité. La matière forte à l’époque, c’était l’algèbre, mais je n’ai pas accroché en 1re année. J’avais besoin de choses plus terre à terre. Je me suis donc orienté vers les équations aux dérivées partielles, et quand est arrivé le moment de choisir un sujet, mon tuteur a insisté pour que j’aille voir Pierre-Louis Lions, qui était l’un des plus grands spécialistes mondiaux des équations aux dérivées partielles. En gros, il ne s’agissait pas de choisir le sujet mais plutôt de choisir le patron. La première rencontre avec Lions n’a pas été spécialement brillante. Quand il m’a montré le sujet possible, je me suis dit : « Oulala, ça a l’air bien compliqué. » Et puis finalement, on fait confiance, car on n’a pas le recul pour choisir à cet âge académique-là. Le sujet de thèse initial, c’était la théorie de l’équation de Boltzmann, la théorie des gaz. Et puis, une fois dedans, on se rend compte de la richesse du sujet. Les questions importantes qui font la valeur de ma thèse, ce sont des questions survenues en cours de route.

C’est un message d’espoir pour les jeunes chercheurs ?

Cédric VILLANI : C’est plutôt une façon de dédramatiser. Il ne faut pas trop se poser de questions, il faut se lancer dans le bain… Dans ma thèse, sur les 14 articles, un tiers correspond à la feuille de route, et deux tiers sont venus par interaction et discussion avec des gens, des experts. Dans une thèse, il y a une part de risque. Vous ne savez pas vraiment ce qu’on attend de vous, quelles sont les questions. C’est très fondateur et formateur.

Quel est votre message aux jeunes scientifiques qui travaillent notamment dans les secteurs de la banque, de l’assurance, de la finance ?

Cédric VILLANI : Nous assistons actuellement à une évolution importante des méthodes. Pendant des décennies, mathématiques financières voulaient dire calcul stochastique. Et maintenant, ce n’est plus vrai, en particulier avec le Big Data. Certaines sociétés de finance se débrouillent vraiment bien en fondant tout sur l’analyse statistique, et zéro connaissance en calcul stochastique.
Cette diversification très récente du métier remet en cause ce qui est établi depuis des décennies. Il y a désormais un fossé de générations entre ceux formés avec des modèles et ceux qui arrivent avec des statistiques et l’idée ou l’illusion qu’ils peuvent se passer de modèles. Il est très important de réconcilier les deux points de vue.

Et pour les moins jeunes ?

Cédric VILLANI : Le grand sujet pour l’avenir de l’économie du pays, pour l’avenir de la société, c’est l’éducation. Très peu d’entreprises s’impliquent vraiment dans ces questions, avec l’illusion que c’est à l’Éducation nationale de tout faire… Les entreprises doivent réfléchir à des actions constructives sur le long terme dans ce domaine, en partenariat avec les acteurs de l’enseignement. Il y a un vrai enjeu. Ce sont des investissements d’avenir, sur un créneau où se trouvent trop peu d’acteurs.

Je n’ai pas une vie typique
de scientifique

Cédric Villani s’est vu attribuer à 36 ans la médaille Fields 2010, équivalent du prix Nobel dans le domaine des mathématiques. Depuis, son quotidien a bien changé et son activité de recherche s’est réduite : « Je n’ai pas une vie typique de scientifique. Il y a un gros contraste avec ma vie précédente, que j’ai décrite dans mon livre Théorème vivant. Mais c’est une organisation dans laquelle je pense pouvoir être utile. Un tiers de mon temps est consacré à la direction de l’Institut Poincaré. Au cours des dernières années, j’ai particulièrement travaillé à nouer des contacts avec le monde de l’entreprise et à créer le fonds de dotation. Cela va permettre de canaliser les énergies et de réaliser de grands projets : des expositions, la création d’une maison des mathématiques qui accueillera aussi le grand public. Dans un autre tiers de mon activité, je suis un “personnage public” : conférences, livres, interviews, médias, débats… Un peu partout dans le monde. Et puis, le dernier tiers se partage entre mon activité de scientifique – séminaires, éditions, direction de thèses… – et d’autres petites choses. Je suis ainsi président de l’association qui s’appelle Musaïques, qui est sur l’interface Musique Handicap et Technologie. »